Marseille

Schizo-city

Le 9 août dernier, un peu avant minuit, un étudiant est poignardé à la gorge près de la gare Saint-Charles. Très vite, un suspect, Ali, est arrêté, c’est un clochard, un fou. Au cœur d’un été placé sous le double signe du tourisme culturel et des règlements de comptes, La Provence titre « Marseille : 4 000 malades mentaux dans la rue »… Et une fois Ali innocenté, on peut se demander où réside la vraie schizophrénie.

Samedi 10 août, l’émotion est d’autant plus vive que l’emballement policier et médiatique est à son comble. Premier cafouillage : les enquêteurs parlent d’un vol de portable comme possible mobile. Le téléphone de la victime a disparu et aurait été géolocalisé dans les quartiers Nord – « Encore eux ! », hurlent les loups bien-pensants. Un badaud interrogé par la télé locale s’exclame : « Tout ça pour un portable… Avant, il en fallait plus pour tuer quelqu’un ! » Mais le surlendemain, alors que le jeune Jérémie vient de rendre l’âme, on s’apercevra que le téléphone traînait dans un placard de sa chambre, à l’hôpital… Nord – un grand bravo aux techniciens de la police judiciaire.

Par L.L. de Mars

Avant même que les sauvages des quartiers Nord aient été dédouanés, un suspect est désigné, « grâce à la vidéosurveillance ». Il s’agit d’« un homme gravement déséquilibré », selon le communiqué de la préfecture. Terme que reprendront le procureur, le ministre de l’Intérieur et les journalistes. La silhouette de l’individu a été épinglée par les caméras. On ne le voit pas tuer, seulement passer, avec sa gueule d’Arabe hirsute et son regard éperdu. Ali, un paumé du centre-ville, devient le coupable idéal pour une enquête qu’on veut fulgurante : il ne faut pas ternir la saison touristico-culturelle de MP-20131. Moins de vingt-quatre heures après les faits, l’homme est appréhendé dans un foyer. Le 13 août, La Provence titre « Marseille : 4000 malades mentaux dans la rue ». « La ville est pleine de fous ! », s’affole-t-on au comptoir des bars. Mais quand les caméras s’attardent à interroger ceux qui croisaient quotidiennement Ali entre la Canebière et la gare, où il allait mendier, ils n’y croient pas : « C’est un pauvre, un pauvre de chez pauvre, pas un assassin. » « Pas le fou ! Il ne ferait pas de mal à une mouche. » Dans un bel exercice de dédoublement journalistique, le même numéro de La Provence qui laissait entendre en une que Marseille est un asile à ciel ouvert, nuance son constat en pages intérieures : 30 % des SDF souffrent de troubles psychiques, en grande partie dus à la dureté de leur vie dans la rue. Cependant, selon les statistiques, les schizophrènes sont six fois moins « agresseurs » que la population générale et, par contre, trente-six fois plus « victimes ».

À Marseille, l’hôpital psychiatrique Édouard-Toulouse ne dispose que d’un psychiatre, deux psychologues et deux infirmières pour intervenir dans la rue. Médecins du Monde salarie dix personnes pour être présentes sur les trottoirs. Le programme « Un chez-soi d’abord » prend en charge quatre-vingts personnes sur toute la ville. Pour pallier une réduction drastique des lits et des moyens disponibles dans les hôpitaux, des associations sont chargées d’ouvrir des lieux d’accueil, comme celui où Ali dormait – il a depuis été interné d’office et « fait l’objet de soins sans consentement », selon la préfecture. Au mépris de la présomption d’innocence, le prénom, le nom, les antécédents et le département d’origine du suspect sont jetés en pâture au public et les sites Internet d’extrême droite s’en emparent. Le 14 août, le Front national appelle à une manifestation « contre l’insécurité et la barbarie » où sont brandies des pancartes qui empestent l’appel à la ratonnade : « Pas de quartier pour les racailles !2 » Parallèlement, Patrick Menucci, député-maire PS du 1er secteur de Marseille, désigne, dans une interview, l’adresse du foyer où Ali a été arrêté. Résultat, le matin suivant, des graffitis recouvrent la façade du lieu d’accueil. « Assassins, cassez-vous ! », « Melons dehors ! » Le 27 août, l’équipe du foyer publiera une lettre ouverte : « Nous, professionnels de l’action sanitaire et sociale, confrontés au quotidien à la misère et à la maladie, sommes inquiets de ces dérives. […] Ce lieu survit avec une dotation annuelle de moins de trente euros par jour et par personne et il est depuis des jours victime de violence. »

Une semaine après le meurtre, le procureur-adjoint de la République, Jean-Jacques Fagni, reconnaît du bout des lèvres que rien ne prouve la culpabilité d’Ali. En effet, la vidéosurveillance n’a pas capté l’agression, et lors de son arrestation, on n’a trouvé ni arme, ni trace de sang ou d’ADN, ni objet subtilisé à la victime. L’enquête se poursuit, assortie d’un appel à témoins. Pourtant, le mal est fait. « Ali remontait doucement la pente, témoigne Jean-Marc, salarié des Nomades célestes, une association de soutien mutuel pour sans-logis. Mais là, ils l’ont détruit. Ils l’ont cloué au pilori, ils ont exagéré ses délits, dont le dernier date d’il y a dix ans ! » « Les prostituées de la rue nous ont retiré le bonjour », témoigne Matias, autre permanent de l’asso. Nicole3, une habituée du lieu, tente une explication : « Il faut les comprendre, elles sont fragiles elles aussi, elles ont peur. Une des leurs a été assassinée par un client il y a quelques années. » De la Canebière, « là où en faisant la manche on pouvait gagner 10 euros par jour, on ne revient plus qu’avec quelques centimes », se plaint Tom, un pilier des Nomades. « C’est les journaux qui ont créé la psychose. Même si Ali a été innocenté, on nous prend tous pour des égorgeurs, les gens nous fuient. Les flics mettent tout le monde dans le même sac. Hier, ils ont déchiré les dessins d’un Norvégien qui gagne son pain en faisant le portrait des gens sur le port. » D’après Sofiane, la police traite la maladie mentale comme une circonstance aggravante : « Dès qu’ils ont su que mon copain était suivi par un psychiatre, ils lui ont dit : “Aaah ! Tu es fou ? Viens avec nous, on va te soigner.” Moi, ils n’ont pas pu m’embarquer, j’ai un certificat du toubib qui dit que mon état est incompatible avec une garde à vue. En partant, ils m’ont pointé du doigt, “Toi, on t’a à l’œil !”, alors qu’on avait rien fait.  » Lucide, Karim explique le pourquoi de ce harcèlement : « Ils veulent nettoyer le centre de ses pauvres, alors ils commencent par nous.  »

Touchés de plein fouet par ce climat délétère, les membres de l’association Nomades célestes prévoient une action publique pour réhabiliter Ali et dénoncer la stigmatisation des plus faibles. Voici un extrait de leur communiqué de presse : « Oui, mesdames et messieurs, nous sommes peut-être, à vos yeux, bêtes, sales et méchants, mais ce n’est pas une raison pour nous faire assumer la responsabilité de l’insécurité. C’est pour cela que nous vous invitons à une manifestation pacifique et apaisante, suivi d’un repas convivial pour prouver que notre monde et votre monde ne font qu’un. » Où se trouve la schizophrénie la plus dangereuse ? Du côté de ces « malades » capables de prendre la parole collectivement pour tenter de recoller les morceaux d’une ville gouvernée par la peur ? Ou du côté des décideurs qui prétendent associer aux festivités de 2013 les mêmes classes populaires que leur politique urbaine cherche à évincer ?


1 Quelques jours plus tard, la mairie annonçait triomphalement 5 millions de visiteurs.

2 Ces vagissements haineux rappellent un triste passé : il y a quarante ans, le 25 août 1973, Salah Bougrine, l’esprit dérangé par une agression à coups de hache subie à Nice, monte dans un bus. Il est venu à Marseille prendre le bateau pour retourner en Algérie. Quand le chauffeur le houspille pour qu’il paye, Bougrine l’égorge. « Le meurtre de Désiré-Émile Gerlache était survenu à la fin d’un été de haine, note l’écrivain Bruce Chatwin. Ce fut un choc pour nous de voir à Marseille des citoyens ordinaires faire la grimace et déclarer qu’ils aimeraient bien tuer des Arabes. » Gabriel Domenech, futur sénateur FN, écrivait dans Le Méridional : « Nous en avons assez. Assez des voleurs algériens. Assez des vandales algériens. Assez des fanfarons algériens. Assez des syphilitiques algériens. Assez des violeurs algériens. Assez des maquereaux algériens. Assez des fous algériens. Assez des tueurs algériens. » Sept Maghrébins seront abattus au hasard des rues dans les semaines suivantes.

3 Les prénoms ont été changés.

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2 commentaires
  • 16 septembre 2013, 10:01, par Jac

    En septembre 1973, j’étais en Algérie pour un voyage de rencontre ainsi que quelques jeunes responsables de mouvement d’éducation populaire comme moi .

    Alors que nous étions à Tizi-Ouzou, on ramenait le corps d’une personne assassinée à Marseille parce que, dans les circonstances narrées dans cet article, elle avait eu la "mauvaise tête" au mauvais endroit.

    Nous avons d’abord eu quelques inquiétudes pour notre présence. Inquiétudes infondées. Jamais, nous n’avons eu une réflexion ou un regard de reproche. Encore moins un geste d’hostilité. Jamais on n’a assimilé ce que nous étions et à ce que d’autres avaient fait. Ce fut pour nous une belle leçon d’humanité.

    • 16 septembre 2013, 14:52, par zydka

      En 1975, j’étais en Algérie ; A cette époque on découvrait des charniers dont les autorités tenaient pour responsable l’armée française. Jamais je n’ai eu ou reçu des propos haineux et/ou de vengeance. Au contraire, les gens tenaient absolument à ce que je vois comme eux pour témoigner de l’horreur perpétrée par des hommes. Et on me disait regarde et fais en sorte que cela ne soit plus. un jour je me suis perdue dans le désert et y ai croisé quelques nomades. devant ma détresse ils m’ont dit : " prends une tasse de thé avec nous et regarde la bonne étoile elle te guidera vers ton retour sans danger. " et je suis là 38 ans après. Merci messieurs algériens, grâce à vous je suis devenue humble et tolérante, et vous avez tracé le fil rouge de ma vie sans le savoir.

  • 18 septembre 2013, 07:58, par JF

    Démocratie ou façade que les surfeurs de vague médiatique tentent de confisquer ? Bravo et merci pour ce contrepoint qui rappelle que partout il faut rester combatif et que la liberté n’est jamais acquise. Je fais passer ce billet à Médiapart, on verra si cela les intéresse autant que les affaires de sous...

Paru dans CQFD n°114 (septembre 2013)
Dans la rubrique Marseille 2013 n’aura pas lieu

Par Nicolas Arraitz
Illustré par L.L. de Mars

Mis en ligne le 16.09.2013