Notre-Dame-des-Landes
Reportage : La Zad joue à qui terre gagne
Un jour, le 17 janvier dernier, un Premier ministre trop grand pour être honnête a annoncé que le projet d’aéroport était enterré. Avant d’ajouter que « la vocation agricole des terres [serait] préservée » et que « les agriculteurs expropriés [pourraient] récupérer leurs terres ». Le début officiel d’une ère que les historiens de Notre-Dame-des-Landes qualifieront peut-être de « normalisation ». Le Premier escogriffe ministre a d’ailleurs prévenu : « Des installations agricoles pourront avoir lieu à partir d’avril dans un cadre légal. »
Mais entre les actes notariés exhumés pour revenir à la bonne vieille propriété foncière et la revendication de l’usage de friches remises en culture dans la période de la lutte, rien n’est bien arrêté. Le « cadre légal » évoqué par Édouard Philippe est un peu flou quant au devenir des surfaces, aux arbitrages pour les attributions, aux rattachements à la Mutualité sociale agricole [MSA, la Sécu des agriculteurs], aux mises en conformité fiscale, sanitaire, administrative. Un premier micmac menace : d’anciens proprios, qui ont touché des indemnités pour vendre leurs terres à l’État il y a quelques années, ont la possibilité d’en demander rétrocession. Pire, ils peuvent même faire une belle plus-value s’ils rachètent à prix agricole des parcelles qu’ils ont vendues pour les viabiliser (donc bien plus cher).
Ce jeu de beurre et d’argent du beurre concernerait trois centaines d’hectares, sur les 1 650 hectares libérés par la lutte et l’abandon de l’aéroport (dont 400 hectares de routes, chemins, haies et bois, qui ne sont pas cultivables). « C’est le combat à venir. On ne laissera pas ceux qui ont déjà été indemnisés récupérer les parcelles qu’ils ont vendues. Surtout qu’ils ont reçu des terrains hors zone à titre de compensation et qu’ils ont continué à exploiter avec des baux précaires les terres vendues », a prévenu depuis des mois le collectif paysan Copain. Mais outre ce combat interne entre paysans en lutte contre le projet et ceux qui en ont profité, le retour à une normalité administrative ne fait pas l’unanimité.
Gaffe à la cogestion
Le Collectif d’agriculteurs et agricultrices contre les normes1, qui bataille contre le « contrôle normatif et réglementaire » des fermes, a été invité en février dernier à participer à une causerie sur la Zad. Il en a profité pour appeler à élargir le combat : « Pourquoi celles et ceux qui portent les activités agricoles (historiques ou plus récentes) de la Zad et y vivent ne poursuivent-ils pas, avec le mouvement d’opposition à l’aéroport, la lutte contre la normalisation industrielle agricole ? Cette lutte s’étend actuellement dans les campagnes. Pourquoi devraient-ils s’en extraire en s’intégrant à une bulle expérimentale, environnementale et sociale prochainement cogérée avec l’administration ? »
Et le collectif d’inviter à se méfier de toute cogestion : « Celle que nous connaissons depuis longtemps dans le milieu agricole conduit, et c’est son but, à discréditer et à faire apparaître comme inutiles ou dangereux ceux qui luttent. Elle cherche à étouffer les conflits et à affaiblir, entre autres à Notre-Dame-des-Landes, le mouvement social existant qui maintient jusque-là avec succès un rapport de force avec l’État. » Ces paysans, qui ont choisi l’art de la marge, hors des standards dominants, l’auraient amère si les zadistes répondaient aux injonctions de la chambre d’agriculture. Laquelle exige « que les animaux soient bouclés » aux oreilles et met la pression pour « une agriculture reconfigurée dans la norme et la réglementation ». Une agriculture contrôlée, tracée, déclarée, administrée. Domptée, en somme.
Régularisation ou normalisation ?
La formule idéale pour les zadistes ? Transformer ce territoire de lutte en bien commun, faisant primer la valeur d’usage. « On cherche à obtenir de l’État la gestion collective des terres, au sein d’une entité qui pourrait ressembler à la société civile immobilière mise en place au Larzac. Pour l’instant, on se refuse à envisager une autre option », confie Romain, futur paysan sur la zone, confortablement installé dans une yourte située derrière le corps de ferme des Fosses noires, en territoire autonome zadiste.
« Nous n’accepterons pas que la Zad soit ripolinée autour de quelques projets présentables. Et nous refuserons tout morcellement ou toute individualisation. On reste unis avec tous les projets hors cadre », poursuit Lucas. Lui est présent sur la zone depuis sept ans. Et est devenu en 2016 le paysan-brasseur des Fosses noires. Lucas se trouve en phase d’installation, récemment inscrit à la MSA, ce qui signifie qu’il est désormais titulaire d’un numéro de Siret, comme toute entreprise ayant pignon sur rue. Il n’a pas pour autant l’impression de se soumettre à un diktat d’État : « La MSA dissocie la propriété et l’usage. Si les parcelles qu’on lui déclare ne sont pas enregistrées dans ses fichiers, donc déclarées précédemment par quelqu’un d’autre, le terrain est considéré comme libre, ce qui permet d’accéder à un statut professionnel. »
À terme, Lucas veut planter 12 à 15 hectares d’orge et de houblon, pour produire une soixantaine d’hectolitres de bière par an. Le 10 février, pour la fête de la victoire contre le projet d’aéroport, il a percé quatre fûts de cervoise ambrée, dans le hangar en construction qui accueillera bientôt une brasserie aux normes. Au mot « normalisation », Lucas préfère celui de « régularisation » : « Sur la Zad, on a notre part à faire pour dénoncer la normalisation à outrance. Un projet d’abattage du bétail à la ferme est d’ailleurs en cours de réalisation, et on saura se serrer les coudes en cas de contrôle de l’administration. »
Si tous sont d’accord pour se serrer les coudes, leurs façons de mener à bien leurs projets diffèrent forcément. Willem, le paysan de la ferme de Saint-Jean-du-Tertre, occupée par le collectif paysan Copain en 2014, a ainsi fait certifier bio ses vingt hectares d’élevage laitier pour livrer la coopérative Biolait, et s’est inscrit à la MSA. De son côté, Micka, maraîcher-meunier-boulanger répartit sa production d’oignons et de patates en trois : un tiers pour nourrir la Zad, un tiers en solidarité avec les cantines de soutien aux migrants ou aux grévistes, et un tiers vendu pour rembourser ses coûts de production.
Dialogue Est-Ouest tendu
Le positionnement à adopter n’a rien d’anecdotique, insiste le Collectif d’agriculteurs et agricultrices contre les normes : « À Notre-Dame-des-Landes, vous n’étiez pas isolés parce que vous étiez en lutte. Ce qui est la seule possibilité de faire exister des communautés dans notre époque. Vous avez jusque-là refusé la cogestion avec l’État, malgré vos divergences, face à la nécessité d’enrayer leur démocratie industrielle. Vous avez engagé le conflit. Ne le lâchons pas. Il importe tout autant d’enrayer la normalisation agricole. C’est le même combat. »
Cette réflexion sur le devenir agricole se répercute sur les tensions entre zadistes. Une discorde qui remonte à plusieurs mois, qu’on pourrait qualifier d’« Est /Ouest » si on voulait faire référence à la guerre froide. Mais qui s’est accentuée depuis le nettoyage de la fameuse route des chicanes, qui traverse et coupe la zone. Paysans, « citoyennistes » et une partie des occupants ont fait eux-mêmes ce « sale boulot », arguant de la menace d’intervention policière imminente. Les partisans de ce gage de bonne foi à donner à l’État ont répondu avec empressement à l’injonction du Premier ministre, qui menaçait de faire dégager la départementale par la force.
Jusqu’ici, la menace des uniformes n’avait pas impressionné un mouvement assumant sa part d’illégalité offensive. Mais le coup de force interne entre zadistes est très mal passé. Celles et ceux qui l’ont subi, et qui se refusaient à libérer la route, ont été admonesté : « Avec vos conneries, on va tout perdre... » Mais qui a quelque chose à gagner ? Et quoi ? Des textes parus dans ZadNews, l’hebdo photocopié de la zone, pointent qu’en s’institutionnalisant, certaines occupations pourraient devenir des entreprises individuelles, ou à quelques associés. Ils pointent ainsi « une exploitation laitière, une auto-entreprise de brasserie, une exploitation agricole de paysan-boulanger » comme potentiels gagnants d’un glissement du collectif à un genre d’entrepreneuriat alternatif. Avec un label « “ issu de la lutte contre l’aéroport ” » pour « ne pas ressembler tout simplement à toutes les autres auto-entreprises éco-participatives du business contestataire qui fleurissent déjà partout ailleurs », ironise un texte critique intitulé « Le mouvement est mort. Vive... la réforme. Une critique de la composition et de ses élites »2.
Le piège des activités honorables
Ces activités agroalimentaires de la Zad ont bien servi à la vitrine respectable du mouvement. Les initiatives présentant une forme de métier connu et de labeur reconnu ont été mises en avant. Une com’ stratégique, vouée à rassurer, à séduire les journalistes, à contrer en partie les clichés présentant les zadistes en barbares subversifs, la fourche entre les dents, ou en feignants se prélassant aux frais de la princesse RSA. La figure du zadiste a tellement été décriée, caricaturée par les médias dominants et les politiques, que cette poignée de jeunes gens au travail, cultivant la terre et portant des projets viables économiquement, tombait à pic pour mettre en avant une image plus sage et conformiste, moins politique. Un bon critère de respectabilité avant des négociations. Au même titre que le nettoyage précipité de la route des chicanes, notent certains.
Lucas, le paysan-brasseur, ne fait pas partie de ceux qui s’inquiètent d’une éventuelle normalisation. Bien au contraire : « Certains voudraient que la Zad reste toujours subversive. Sauf que le temps des barricades, c’est fini : on rentre dans une phase plus calme, qui effraye beaucoup de gens. Pas moi : ça fait des années que j’attendais cet apaisement, afin de mettre l’énergie militante au service d’autres luttes. J’aime l’idée d’une base arrière où seraient cultivés quatre hectares de patates pour aider des camarades en lutte et d’où partiraient des structures mobiles de ravitaillement des piquets de grève, comme on a commencé à le faire cet été... »
Le bénéf pour les solidarités
« Il faut absolument conserver notre militantisme et nos pratiques de solidarité vis-à-vis d’autres luttes, ajoute le brasseur des Fosses noires, en se projetant dans les mois à venir. Je voudrais ainsi concilier vie professionnelle, à raison d’une trentaine d’heures par semaine, et militantisme. Dégager un peu d’argent sur ma production pour abonder les caisses de solidarité. Et proposer de la bonne bière pas chère lors d’événements militants. Quand j’y réfléchis, j’ai le sentiment d’être un squatteur militant qui a une activité agricole, et non l’inverse. »
Romain, lui, se définit plutôt comme un paysan qui s’est ici forgé une pratique militante. « Je suis venu squatter sur la Zad en 2013, parce que j’ai vu les ravages de l’agriculture industrielle dans les années 1980, qui a drainé et pourri les sols au fur et à mesure qu’elle s’industrialisait. Mais une fois épuisés mes droits au chômage, j’ai dû repartir bosser dans des fermes conventionnelles. Et je me suis rendu compte que je n’avais franchement plus envie de me lever le matin pour passer cinq heures en salle de traite... Je suis donc revenu sur la Zad en 2017. » Romain attend vingt brebis le mois prochain – il sait déjà sur quelles parcelles il voudrait les faire paître. Rien d’un choix au hasard : il y a un an, la « commission instal’ » du mouvement contre l’aéroport, qui étudie depuis des mois les installations agricoles en cours ou à venir, s’est penchée sur les cartes pour voir avec Romain où il pourrait s’implanter. Seul problème : un autre agriculteur, paysan cumulard, lorgne sur les mêmes terres, pour s’agrandir. Une concurrence malvenue.
En attendant, Romain peaufine son projet : « Il faut que ça soit viable et carré, pour le mouvement comme pour le gouvernement. » Il envisage un mix de polyculture et d’élevage ovin, sur une quarantaine d’hectares de la Zad. En autonomie énergétique. Et en limitant les surfaces dédiées au bétail, pour privilégier les protéines végétales, pois, haricots. Romain vise la vente en local, avec une production relativement fonctionnelle « afin de garder du temps pour les coups de main militants, hors exploitation ». Son inscription à la MSA ? Elle se fera avant le printemps. C’est que Romain ne voulait pas rester en mode illégal. Pour première raison : « J’ai un frère handicapé. Si mes parents décèdent, je suis censé en devenir le tuteur. Rester squatteur, c’est courir le risque que la justice décide que je ne suis pas apte à m’en occuper. » Et pour une seconde raison : « Je me fiche de la retraite (pour le moment), mais pas de l’assurance maladie. Quand je me suis collé une écharde d’aubépine dans la main gauche ou quand mon épaule a lâché, c’est grâce à la Sécu que j’ai pu me soigner. J’ai besoin d’elle si je veux exercer mon métier. »
Ainsi, les temps changent, constate Lucas : « La Zad ne sera plus une Taz, une zone autonome temporaire au sens de Hakim Bey, hors de toute règle officielle, comme un bateau pirate. La Taz, ça prend fin. » Romain, lui, fait la moue : « J’ai vraiment du mal avec le concept de fin… »
Un terroir de paysans remuants
Agricole ou pas, la zone est pour le moins composite. Si des antispécistes revendiquent l’absence de bétail et de tracteurs dans la zone Est, qu’ils et elles préfèrent ensauvagée, d’autres zadistes, réunis au sein du « groupe vache », réfléchissent aux perspectives d’élevage dans la zone Ouest. De même, si le collectif Sème ta Zad défend une agriculture antiproductiviste, hors du cadre administratif, l’assemblée des usages pense, elle, la gestion des terres mises en partage.
Les paysans intervenant sur la Zad forment eux aussi un ensemble hétérogène. Il y a d’abord les « historiques », poignée de producteurs laitiers implantés avant la relance du projet au début des années 2000. Ils ont été rejoints par des militants débarquant après l’appel à occuper la zone, lors d’un camp climat en 2009, et devenus paysan sur le tas. Les premiers ont d’abord regardé avec défiance ces « petits jeunes », avant de finir par les adopter, les conseiller parfois, accepter l’entraide, beaucoup discuter. Le troisième groupe se constitue de paysans bio solidaires et de l’aile gauche de la Confédération paysanne. Implantés hors du périmètre de la Zad et assemblés au sein du collectif Copain, ils ont plusieurs fois mobilisé des chaînes de tracteurs pour protéger des fermes expulsables des menaces d’intervention policière. Ils ont fait du lien, aussi, et prêté du matériel.
La Loire-Atlantique est terre de luttes agricoles, bastion des Paysans travailleurs, mouvement né autour de Bernard Lambert, auteur en 1970 d’un bouquin resté dans les mémoires. Les Paysans dans la lutte des classes dénonçait la prolétarisation des petits agriculteurs et appelait à l’alliance avec la classe ouvrière, alors qu’à la domination des propriétaires fonciers se substituait celle des firmes agroalimentaires. Ces paysans militants ont pratiqué l’action directe, l’occupation illégale de terres contre les gros agriculteurs cumulards. Ils ont défié les ministres et se sont frités avec les flics dans la boue des chemins, lors des luttes agricoles mais aussi antinucléaires. Le terreau agricole et l’héritage des luttes est ici fertile.
1 Voir l’entretien avec ce collectif en pages VIII du dossier "Reprendre la clef des champs" du n°139 de CQFD, actuellement en kiosque.
Cet article a été publié dans
CQFD n°163 (mars 2018)
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Paru dans CQFD n°163 (mars 2018)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Val K, Étienne Savoye
Mis en ligne le 16.03.2018
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