Frappes chirurgicales
Au-delà de ces poncifs managériaux en vogue – dépenser moins pour dépenser mieux –, le discours dominant prend des accents beaucoup plus guerriers. « L’agriculture numérique [...] introduit la notion de “ frappe chirurgicale” dans les cultures. » C’est en ces termes qu’Hervé Guyomar, directeur scientifique à l’Institut national de recherche agronomique, vante les promesses de l’agriculture de précision [1]. Issue des technologies militaires utilisées pour minimiser les dommages collatéraux, une flotte de robots équipés de chenilles ou de rotors est prête à se déployer dans les champs, bientôt intégralement numérisés, pour pulvériser les nuisibles. Avec le concours de logiciels de reconnaissance faciale aptes à séparer le bon grain de l’ivraie.
Dans cette guerre contre le vivant, l’agriculteur est appelé à jouer le rôle d’un bon petit soldat aux ordres d’un complexe scientifico-industriel lancé à toute allure dans l’intensification durable des cultures. Durable, le maître mot qui permet de réconcilier la sobriété d’un Pierre Rabhi et la rapacité d’un Bill Gates dans la bouche même des épigones de cette vision funeste du monde.
Ageekulteurs
De vrais enfants dans un magasin de jouets, ces ingénieurs ! Ils imaginent nos paysans en haut de leurs « tours de contrôle », pianotant sur des claviers pour afficher les données transmises par de multiples « capteurs » et téléguider leurs « patrouilles » de machines à arroser, biner, tailler ou distribuer engrais et pesticides. Pour le plus grand profit des multinationales de l’agrochimie, bientôt reconverties en prestataires de services numériques.
Car c’est bien là que le bât continue de blesser. D’un côté, les autorités scientifiques françaises, comme les responsables de la Commission européenne, assurent que cette « révolution technologique » mettra du beurre dans les épinards des agriculteurs (gains de productivité et économies sur la quantité d’intrants injectés dans les sols). De l’autre côté, experts et consultants spécialisés s’enthousiasment de la progression attendue du marché de la robotique agricole, qui devrait passer de 3 milliards en 2016 à 73 milliards d’euros en 2024 [2]. Déjà surendettés, les ageekulteurs de demain passeront davantage encore sous la coupe des banques. Une impasse dont ils ne pourront sortir qu’en accentuant la tendance à la concentration des exploitations. C’est-à-dire en renforçant une agriculture toujours plus industrielle. On est pas sortis des ronces.