CQFD : Rafik, tu es membre de Survie, l’association de lutte contre la Françafrique.
Rafik Houra : J’écris régulièrement dans Billets d’Afrique, le mensuel édité par Survie. Je me suis spécialisé sur la Côte d’Ivoire.
Quelle est la position de Survie face à la crise ? Soutenez-vous Gbagbo ou Ouattara ?
Ni l’un, ni l’autre ! Nous essayons de situer les responsabilités françaises dans cette crise. En tant que citoyen français, j’ai un droit de regard sur ce que fait l’État en mon nom. C’est le sens du combat de Survie. Et en Côte d’Ivoire, il y a beaucoup à dire !
Quelles sont les responsabilités françaises ?
Pour comprendre, il faut remonter le temps. En 1960, De Gaulle accorde l’indépendance à la Côte d’Ivoire. C’est une façade. Pendant plus de trente ans, Houphouët-Boigny règne, bardé de conseillers français. L’armée et les entreprises françaises prospèrent. La Côte d’Ivoire était la vitrine de la Françafrique. Mais au début des années 80, la contestation gronde. L’universitaire Laurent Gbagbo est une des figures des manifestations étudiantes. Il dénonce l’autocratie d’Houphouët. En 1982, il crée un parti clandestin qui, à coups de manifestations, réussit à obtenir le multipartisme en 1990. Pour la plupart des Ivoiriens, Gbagbo, c’est l’opposant historique à Houphouët. Depuis la tuerie de 2004 [1], il apparaît aussi comme un résistant face à l’impérialisme français.
Quel est le lien entre Gbagbo et le PS, à cette époque ?
De 1982 à 1988, Gbagbo s’exile en France. Il se rapproche de certains socialistes dont Guy Labertit, l’un des messieurs Afrique du PS. Mais Mitterrand, ami politique d’Houphouët depuis les années 50, ne voit pas Gbagbo d’un bon œil... Gbagbo a néanmoins gardé des appuis au PS, on l’a vu dernièrement avec Emmanuelli, Dumas ou Cambadélis.
Et Ouattara, c’est aussi un opposant politique à Houphouët ?
Ouattara, c’est un autre parcours ! Dans les années 80, la Côte d’Ivoire traverse une grave crise : le cours du cacao s’effondre, l’État est en banqueroute. Houphouët se tourne vers la Banque mondiale et le FMI. Les institutions néolibérales acceptent de renflouer les caisses si Houphouët applique leurs plans d’ajustement structurel. Lui qui n’avait jamais eu de Premier ministre, on finit par lui en imposer un : Ouattara. C’est un économiste libéral formé aux États-Unis, ancien directeur adjoint du FMI. Il fréquente la haute société. Son épouse, française, gérait les nombreux biens immobiliers d’Houphouët.
Ouattara est un ami de Sarko, non ?
Absolument. Pour la petite histoire, Sarkozy a marié Ouattara à Neuilly... Premier ministre, Ouattara coupe dans les budgets sociaux et privatise à tour de bras. Un festin pour les entreprises françaises !
C’est de cette période que date l’opposition entre Gbagbo et Ouattara ?
À l’époque, tout les sépare ! Gbagbo l’agitateur socialiste, Ouattara l’homme du FMI... Sous le fidèle Premier ministre d’Houphouët, Gbagbo passe huit mois en prison.
Comment Gbagbo est-il arrivé au pouvoir ?
Quand Houphouët décède, son dauphin Konan Bédié prend la suite. Sa politique est désastreuse. En 1999, des soldats le renversent. Le général Guéï qui dirige la junte promet des élections. Elles ont lieu en 2000, mais Guéï manipule la constitution pour disqualifier Bédié et Ouattara. Ce dernier est évincé sur le critère nauséabond de l’ivoirité.
Ouattara n’est pas ivoirien ?
Si, mais il est d’origine burkinabé. Le débat sur la nationalité de Ouattara date de l’époque Bédié. C’est l’entourage de Bédié qui a fait la promotion de l’ivoirité. Cette idéologie xénophobe et ethniciste décrivait une échelle allant des Ivoiriens « multiséculaires » aux Ivoiriens « de circonstance ». Ce concept a servi à écarter Ouattara. Mais plus généralement, il a jeté un doute sur la nationalité des populations du Nord, qui portent souvent des patronymes guinéens, maliens ou burkinabés.
Qui gagne les élections ?
Gbagbo, et c’est une surprise. Le général Guéï empêche la proclamation des résultats, mais Gbagbo prend les devants et s’annonce vainqueur. Le bras de fer s’engage dans la rue, Gbagbo finit par l’emporter. Entre-temps, il y a des affrontements avec des partisans de Ouattara qui réclament une élection pluraliste. Les similitudes avec 2010 sont frappantes.
Comment réagit l’Élysée ?
Chirac doit avaler son chapeau ! C’est la cohabitation. Chirac voulait que Bédié soit remis en selle, Jospin aurait dit non. Pour les socialistes, la victoire de Gbagbo était bonne à prendre. Mais dès 2002, une rébellion pro-Ouattara éclate au Nord du pays. Il faut dire que Gbagbo ne s’est pas démarqué du concept d’ivoirité instrumentalisé par ses deux prédécesseurs et garde la constitution de 2000.
2002, c’est aussi l’année où Chirac revient aux commandes...
Eh oui. Face aux rebelles, Gbagbo demande l’aide de la France, en vertu des accords militaires signés sous Houphouët. Chirac refuse, puis déclenche l’opération Licorne. 5 000 soldats français coupent le pays en deux et gèlent le front. La rébellion contrôle le Nord, Gbagbo le Sud.
L’armée française aurait pu repousser les rebelles, comme au Tchad en 2008...
Bien sûr ! Elle aurait aussi pu laisser les rebelles renverser Gbagbo, mais en étaient-ils capables ? La diplomatie française a maintenu Gbagbo, mais sous une épée de Damoclès. Puis elle s’est efforcée de le dépouiller de ses pouvoirs en accroissant le poids politique des rebelles, présentés dans nos médias comme des victimes de l’ivoirité. En 2003, lors des accords de Marcoussis, l’Élysée a imposé l’entrée des rebelles dans le gouvernement. En 2007, le leader rebelle Guillaume Soro est devenu Premier ministre, suite aux accords de Ouagadougou.
Depuis 2002, la France joue un rôle d’arbitre...
C’est une stratégie de pompier pyromane, avec une constante : maintenir les intérêts français. Et c’est un succès. Depuis 2003, Gbagbo fait le bonheur de nos grands patrons.
Quels sont les intérêts français sur place ?
Nombreux, dans les télécoms, les fruits tropicaux, le secteur bancaire et le BTP. Bolloré contrôle le port d’Abidjan, le chemin de fer, et de vastes plantations de palmiers à huile et d’hévéa, très rentables. Bouygues contrôle les distributions d’eau, d’électricité, et possède d’importants contrats dans le gaz. Total possède 25 % de la raffinerie et détient 60 % d’un permis d’exploration très prometteur.
Le conflit a dû perturber les Français depuis 2002...
C’est vrai pour les PME et PMI. Mais pas pour les grandes entreprises. Bouygues a remporté le juteux marché du troisième pont d’Abidjan. Sagem était l’opérateur technique préparant les élections [2]. Vinci travaille sur les chantiers pharaoniques de la capitale, Yamoussoukro. La France reste le premier partenaire commercial.
Gbagbo a-t-il mené une politique sociale ?
Il a beaucoup promis : la gratuité de l’école, l’assurance maladie universelle... Dans les faits, ses réalisations sont rares. À sa décharge, il gouverne depuis 2002 un pays divisé, difficilement gérable.
Venons-en aux élections de décembre 2010. Sont-elles démocratiques ?
Survie n’a pas envoyé d’observateurs ! Ce n’est pas notre rôle. Ce que je peux dire, c’est que les conditions n’étaient pas réunies pour éviter une large fraude, particulièrement au Nord. En effet, une partie des accords de paix n’a pas été respectée, celle qui concerne le désarmement des rebelles et la réunification du pays. Voter dans ces conditions était absurde. Quant à la Commission électorale indépendante (CEI), les rebelles y étaient surreprésentés. Pendant les trois jours dont elle disposait pour proclamer les résultats, la CEI n’a pas trouvé de consensus. C’est finalement sous la protection et les encouragements des ambassadeurs français et américains que le président de la CEI a pris l’initiative d’annoncer la victoire de Ouattara. C’est un passage en force, aussitôt validé par la France, les États-Unis et l’ONU.
Dans ces conditions, pourquoi Gbagbo n’a-t-il pas refusé les élections ?
Il jouait la montre depuis cinq ans, mais en 2010 les pressions devenaient sans doute trop fortes. Je pense que les deux camps se sont préparés à la situation actuelle.
Pourquoi les médias français donnent-ils une vision si simpliste de la situation ?
Les journalistes sont sous pression, ils répètent sans vérifier. Je ne crois pas qu’il s’agit d’un complot. C’est le fonctionnement actuel des médias.
Comment vois-tu la suite ?
Gbagbo et Ouattara disposent chacun d’une forte assise populaire. Les populations du Nord, très présentes à Abidjan, offensées par la rhétorique de l’ivoirité, s’identifient en grande partie à Ouattara. Mais Gbagbo est légèrement majoritaire à Abidjan. Il pourrait sans doute, comme en 2004, mobiliser beaucoup d’Ivoiriens contre l’ingérence étrangère. Malheureusement, tous les ingrédients d’un affrontement dramatique sont en place. Il y aurait déjà plus de 200 morts. Le battage médiatique en France et dans le monde prépare les esprits à une intervention militaire.
Mais de qui ? L’armée française ?
Peu probable. Le risque d’une réaction populaire est trop fort, surtout depuis la tuerie de 2004.
L’ONU ?
Je ne crois pas. L’ONU est perçue comme l’outil des puissances occidentales. Et puis les casques bleus présents sur place ne sont pas formés pour une véritable opération militaire. On parle beaucoup de l’Ecomog, l’armée nigériane sous mandat de la CÉDÉAO [3]. Elle avait commis de nombreux crimes au Libéria et en Sierra Leone. Dans tous les cas, une intervention risque d’être un désastre pour la population. Il faut tout faire pour éviter une guerre civile.
Un espoir ?
Oui, la population ivoirienne. Ni l’ivoirité, ni le putsch de 1999, ni ces huit années de crise n’ont entamé le courage et la tolérance des Ivoiriens. Il faut écouter la société civile ivoirienne, qui appelle à un apaisement entre les deux camps et refuse l’affirmation de la victoire de l’un sur l’autre. Et nous, en tant que citoyens français, dénonçons l’irresponsabilité de nos représentants. Croire que l’élection sortirait la Côte d’Ivoire de la crise était un leurre. Elle est plus que jamais l’otage de ses leaders politiques. Aucun d’eux ne sera capable à lui seul de guérir la société ivoirienne de ses plaies.