Les magouilles africaines du nucléaire français
L’Arevafrique
CQFD : En quoi l’Afrique intéresse-t-elle Areva, et dans quels pays ?
Raphaël Granvaud : L’Afrique est liée à l’histoire du nucléaire depuis les origines. Le combustible des premières bombes américaines provient du sous-sol de l’actuelle République Démocratique du Congo. Dès la fondation du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) en 1945, dont la véritable fonction était de préparer dans la clandestinité la bombe atomique française, toutes les colonies françaises ont été sillonnées à la recherche d’uranium. On a d’abord pensé trouver l’eldorado à Madagascar ou au Congo, mais c’est finalement au Gabon et surtout au Niger que l’exploitation a commencé dans les années 1960. Alors que la France s’est rapidement lancée dans la construction d’un parc électronucléaire démesuré, l’approvisionnement en uranium a constitué l’une des motivations importantes du maintien de ces pays sous tutelle française. On le savait pour ce qui concerne le pétrole, mais c’était moins connu s’agissant de l’uranium. Progressivement, la Cogéma, devenue Areva en 2001, a diversifié ses approvisionnements (Canada, Australie, Kazakhstan…), mais une large part provient toujours du Niger et c’est sans doute la plus rentable. En 2007, en pleine euphorie nucléaire, et lorsque les cours mondiaux s’envolaient sous l’effet de la spéculation, Areva a souhaité doubler le volume de sa production. Elle s’est à nouveau tournée vers l’Afrique, en faisant l’acquisition du plus grand gisement africain, à Imouraren, toujours au Niger, mais aussi d’autres sites en Namibie, en Centrafrique, en Afrique du Sud, etc. Aujourd’hui que les cours sont retombés, et que la valeur réelle de certains de ces gisements s’est révélée être grossièrement surestimée, tous ces projets ont été gelés.
Dans ces conditions, peut-on parler d’indépendance énergétique française ?
L’indépendance énergétique de la France grâce au nucléaire est un mensonge au croisement de la propagande nucléaire et de la rhétorique néocoloniale. L’uranium qui a été exploité en France n’aurait jamais suffi à alimenter nos centrales, et depuis 2001, la totalité de l’uranium est importée puisque toutes les mines françaises ont fermé. Dans ces conditions, parler d’indépendance énergétique, au motif que ces importations sont diversifiées, sécurisées et peu onéreuses, comme l’a fait encore récemment le ministre de l’industrie Éric Besson, c’est dissimuler les conditions politiques et environnementales de l’obtention de cet uranium à bas prix, en particulier en Afrique, où l’on continue de faire comme si le sous-sol des anciennes colonies était propriété française.
Justement, pouvez-vous revenir rapidement sur les conditions de l’exploitation de l’uranium ? On parle souvent du nucléaire comme d’une « énergie propre »…
C’est là encore un mensonge. Pour obtenir les presque 150 000 tonnes d’uranate qui ont été extraites du sous-sol africain, il a fallu concasser et traiter chimiquement des millions de tonnes de roches. Ces déchets, qui contiennent la grande majorité de la radioactivité naturelle, sont laissés à l’air libre, ou jetés dans l’eau comme au Gabon. Au Niger, les sols, les nappes phréatiques et l’air sont pollués autour des villes minières, et les travailleurs comme les populations lentement mais sûrement contaminés. Face à cette situation, Areva se contente de nier tout lien entre la radioactivité et les pathologies nombreuses dont souffrent et décèdent les anciens mineurs, ou rejette simplement la responsabilité sur ses filiales. Mais l’apport spécifique du livre et du travail de l’association Survie, c’est de montrer que l’uranium est également une source de pollution de la vie politique. Pour sécuriser ses approvisionnements au Gabon et au Niger, les autorités françaises n’ont eu de cesse de promouvoir les régimes les plus autoritaires et les moins soucieux du bien-être de leur population. C’était Léon M’Ba puis Omar Bongo au Gabon. Au Niger, ça a commencé avec l’élimination politique du leader indépendantiste Bakary Djibo avant même l’indépendance, au profit de Hamani Diori, puis le renversement de ce dernier par une junte militaire en 1974, précisément quand il a voulu renégocier le prix de l’uranium... En 1996, alors que le peuple nigérien venait tout juste d’imposer la démocratie, les réseaux Foccart ont sponsorisé un nouveau coup d’état militaire. Plus récemment, on a vu des représentants officiels et officieux de l’État français voler au secours d’Areva quand le président Tandja a voulu à son tour réviser le prix payé par la firme française. Nicolas Sarkozy s’est ensuite déplacé personnellement au Niger pour tresser des lauriers à Mamadou Tandja, alors que ce dernier s’apprêtait ouvertement à commettre son coup d’état constitutionnel. En échange, Areva a obtenu le gisement géant d’Imouraren. Une fois ce gisement obtenu, la France a laissé Tandja se faire renverser par un nouveau coup d’état dont ses services secrets avaient été avertis…
Quel est le lien entre la filière nucléaire et la Françafrique ?
C’est un lien ancien et étroit : les protagonistes sont pour partie les mêmes, à commencer par le général De Gaulle, initiateur du programme nucléaire et fondateur avec Foccart du dispositif néocolonial. Ou Pierre Guillaumat, véritable père du programme militaire français en tant qu’administrateur général du CEA de 1951 à 1958, mais aussi premier président d’Elf, et instigateur de ce système de caisse noire permettant de financer des coups d’état ou des guerres civiles en Afrique. On a vu aussi certaines personnalités passer de fonctions diplomatiques à la direction des mines d’uranium au Gabon ou au Niger, et inversement, ou une autre figure du monde nucléaire, Robert Galley, devenir ministre de la Coopération. Plus récemment, quand Areva a été confrontée à la concurrence chinoise au Niger, aux nouvelles prétentions du régime nigérien, et à une rébellion touarègue qui menaçait ses intérêts, elle a recruté un ancien colonel de l’armée française qui avait été en poste au Niger à une époque où les services secrets français étaient très impliqués dans une précédente crise touarègue. Elle a également placé à la tête de ses activités au Niger un diplomate, Dominique Pin, ancien de la cellule Afrique de l’Élysée. Tous les deux ont été rapidement expulsés du pays en raison d’activités diplomatiques parallèles assez troubles. Au chapitre du recyclage des réseaux françafricains les moins ragoûtants, on peut également citer l’utilisation comme « facilitateurs », pour obtenir des permis en Centrafrique ou en RDC, du député de Levallois-Perret et grand ami de Nicolas Sarkozy, Patrick Balkany, de l’homme d’affaires belge mais consul honoraire de France à Lubumbashi, Georges Forrest, ou encore Fabien Singaye, cet ancien espion rwandais lié au clan génocidaire et à Paul Barril.
Qu’est-ce que l’affaire Uramin dont parlent de plus en plus les médias ? S’agit-il d’une nouvelle affaire Elf ?
En 2007, pour diversifier ses permis miniers, Areva a fait l’acquisition d’une junior canadienne, Uramin, immatriculée dans un paradis fiscal. Areva a accepté toutes les conditions imposées par le vendeur et s’est privée des moyens de vérifier la valeur des gisements convoités. Celui de Namibie particulièrement, où Areva a déjà investi plus de 700 millions d’euros, semble avoir été une véritable escroquerie. Areva a pourtant payé le prix fort : 1,8 milliard d’euros pour une entreprise qui n’en valait que 300 millions quelques mois plus tôt, ce qui laisse soupçonner un possible délit d’initié. La question est de savoir s’il s’agit simplement d’une négligence coupable ou si des complicités internes à Areva ont favorisé cette opération en toute connaissance de cause. Les actionnaires d’Uramin étant pour partie masqués, on ne connaît pas tous les bénéficiaires de la vente… Luc Oursel, le nouveau dirigeant d’Areva, n’a pas manqué de rappeler que l’achat d’Uramin était sous la responsabilité directe d’Anne Lauvergeon, mais semble maintenant jouer l’apaisement. Je pense que personne n’a envie d’un grand déballage et d’une réédition de ce qui s’était produit avec l’affaire Elf, lorsque Jaffré avait levé un coin du voile sur les activités de son prédécesseur, permettant à la justice d’enquêter plus qu’il ne l’aurait souhaité. Comme pour l’affaire Elf, de toute façon, le véritable scandale est ailleurs que dans les questions d’enrichissement personnel : ce sont les conditions dans lesquelles les autorités françaises sécurisent leurs approvisionnements et le prix payé par les populations africaines depuis cinquante ans au moins.
Quelles sont les résistances auxquelles se confronte Areva dans les pays où elle est implantée ?
Elles sont de différentes natures. Il y a bien sûr les travailleurs nigériens qui se battent pour de meilleures conditions de travail, en particulier du point de vue de la sécurité, pour eux comme pour les populations environnantes. Avec les anciens travailleurs gabonais, ils réclament également la reconnaissance des pathologies d’origine professionnelle, une prise en charge médicale et une indemnisation légitime. Il y a également des mouvements qui réclament davantage de transparence dans les revenus générés par l’uranium, une revalorisation et une meilleure redistribution de ces revenus, qui n’ont pour l’instant guère profité aux populations. Même s’il y a des préoccupations environnementales, il faut reconnaître que la majorité des mouvements et des revendications vont dans le sens d’une meilleure exploitation de l’uranium, plutôt que de son abandon au profit d’autres moyens de développement économique et énergétique. C’est une difficulté pour des revendications communes avec les mouvements antinucléaires français ou européens, pour lesquelles la sortie du nucléaire doit évidemment s’accompagner d’un arrêt de l’exploitation de l’uranium. À titre personnel et au vu de l’histoire que je retrace dans le livre, je pense qu’une exploitation « propre » de l’uranium est un leurre. C’est bien évidemment aux populations africaines de décider ce qu’elles souhaitent faire de leur sous-sol. Mais encore faut-il qu’elles puissent le faire de manière démocratique. De ce point de vue, ce que nous pouvons réclamer en revanche, en tant que citoyens français, c’est que les autorités politiques ou les firmes françaises comme Areva cessent de confisquer ce débat par les moyens les plus cyniques et les plus criminels au nom d’une prétendue « indépendance énergétique » française.
Quelles ont été vos méthodes d’enquête, vos sources, pour publier un tel ouvrage ?
Il ne s’agit pas à proprement parler d’une enquête, au sens journalistique du terme, et le livre ne contient aucun scoop, même s’il a l’ambition de faire la lumière sur des questions qui sont aujourd’hui très mal connues, hors d’un cercle restreint de militants ou de spécialistes. Je me suis appuyé sur des ouvrages universitaires, des témoignages d’acteurs de premier plan, de nombreux rapports d’ONG, des articles de presse, des reportages et bien sûr sur le travail quotidien de décryptage de l’actualité françafricaine que réalise l’association Survie depuis de nombreuses années. Il n’existait pas d’ouvrage de synthèse rapportant à la fois des éléments de compréhension historique et une analyse détaillée des événements de ces dernières années concernant les enjeux politiques, économiques et environnementaux du nucléaire français en Afrique.
Voir aussi « Les ressources d’uranium dans le monde colonial », une carte du Centre de recherches en sciences absconses du territoire (Cresadt).
Cet article a été publié dans
CQFD n°98 (mars 2012)
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Paru dans CQFD n°98 (mars 2012)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 07.05.2012
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