Picolo pro

PARFOIS, J’AI L’IMPRESSION d’être considéré comme un ethnologue qui enquête sur le monde ouvrier. À l’usine ou lors de mes déplacements, les gens viennent me raconter les anecdotes marrantes, les collègues bizarres. C’est quand même plus parlant que de raconter les histoires des héros ou des saints de la classe ouvrière ! Celui dont il va être question travaillait à l’usine et c’est un copain, Alain, qui l’a évoqué. Je l’avais complètement oublié, pourtant il fait partie des derniers à avoir été licenciés pour cause d’ébriété.

Jean-Louis était du genre costaud : 1,90 mètres, 120 kilos. Pourtant, comme me le répétait Alain, il était doux comme un agneau, enfin… avant de boire. Après la Légion dans sa jeunesse, il s’était recyclé dans un petit élevage de poulets qui n’était pas suffisant pour faire vivre sa famille. Donc, en complément, il travaillait aux expéditions de l’usine. Un travail de force pour charger les sacs d’engrais. Lors de la pause casse-croûte, sa gamelle ne changeait jamais :un poulet rôti accompagné d’un litron de rouge. Comme il venait en mobylette de sa campagne, il a commencé à se faire livrer ses bouteilles de vin dans un ancien transformateur électrique dont il était seul à détenir les clés, situé à l’autre bout de l’usine . Donc, avant la pause, il se rendait à sa « cave » pour ramener des munitions. De temps à autre, il devait s’engueuler avec les gardiens pour justifier ses déplacements dans l’usine. Après son repas, Jean-Louis n’était plus le même, devenait irascible et, question boulot, n’était plus au top. Il faisait tomber des palettes de sacs d’engrais, répandait du produit, éventrait du matériel, etc. Il fut même l’un des seuls à faire un tonneau avec son chariot élévateur. La plupart du temps, les copains le couvraient, mais, certaines fois, c’était plus compliqué.

Il n’y avait pas qu’à l’usine qu’il picolait. Il eut même droit à un sermon de la part du curé du village, lors de la messe. La femme de Jean-Louis, très pieuse, revint en pleurs de l’église.Jean-Louis se vengea le dimanche suivant, en déversant un tombereau de fumier devant l’église, avant la messe.

Jean-Louis eut même les honneurs de la presse régionale : une année, avec les primes et les heures sup qu’il faisait, il s’acheta une caravane pour se payer des vacances comme tout le monde. Le problème c’est qu’il n’avait pas le permis de conduire. Ni une, ni deux, il tira la caravane avec son tracteur.Il fut arrêté sur l’autoroute au bout d’une cinquantaine de kilomètres. L’action qui entraîna son licenciement ne fut pas une action d’éclat, évidemment. 21 heures, Jean-Louis sort de l’atelier complètement bourré. Et même un peu plus que d’habitude. Il ne trouve pas sa mobylette qu’il est certain d’avoir garé à la même place que d’habitude.Il cherche partout, mais ne trouve rien. Il alerte le gardien qui, connaissant l’individu, ne veut rien faire. Sans surprise, Jean-Louis entre dans une colère énorme et menace le gardien. Celui-ci ne se démonte pas et sachant que le directeur est exceptionnellement encore présent sur l’usine, propose à Jean-Louis de l’appeler. Le dirlo se pointe quelques minutes plus tard avec son adjoint. Les voyant arriver, Jean-Louis fait dans la démesure. Il la joue ogre aviné et attrape aussitôt le directeur par le colback. « C’est toi qui m’a volé ma mob. Tu t’en fous toi, que je rentre à pied. Rends-moi ma mob. »

Aussitôt le gardien, auquel s’est joint un pompier alerté par les cris, se jette sur Jean-Louis et le ceinture. Il est vite maîtrisé. Le patron s’époussette et ne dit rien. C’est le surlendemain que Jean-Louis reçoit une lettre lui annonçant son licenciement. Depuis, il n’a plus jamais travaillé en usine. Il s’occupe seulement de sa petite ferme. Sa femme, pour faire l’appoint, a travaillé comme femme de ménage chez un riche propriétaire du coin, puis elle est partie. Aujourd’hui Jean-Louis s’occupe juste de ses poulets et de ses litres de rouge.

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