Histoire de la prohibition
Petit abécédaire halluciné de la guerre contre la drogue
Si les services secrets russes sont connus pour leur appétence pour les poisons, la CIA américaine a trempé dans pas mal de coups tordus liés au trafic de drogue pour financer ses guerres secrètes.
Le plus hallucinant est sans doute le projet MK-Ultra : une série d’expériences sous LSD menées entre 1953 et les années 1970 pour élaborer une « arme de contrôle mental »... Avant que la drogue sortie des labos ne devienne le carburant fétiche de la révolte psychédélique (cf. Martin A. Lee & Bruce Shlain, LSD et CIA – Quand l’Amérique était sous acide, Éditions du lézard, 1994).
À défaut de parvenir à manipuler les consciences, l’agence a rapidement compris l’intérêt stratégique que représentait le trafic de drogues. En 1972, la parution de l’enquête d’Alfred McCoy, La Politique de l’héroïne – L’implication de la CIA dans le trafic de drogues (Éditions du Lézard, 1999), documente la complicité des services américains avec les trafiquants birmans du Triangle d’or et la mafia américaine, depuis les années 1940 jusqu’à la guerre du Vietnam, et ses conséquences sur le développement du trafic d’héroïne.
Autre guerre, autre drogue. En finançant la guérilla anticommuniste des Contras au Nicaragua, la CIA a sponsorisé indirectement la coke (pour la jeunesse bourgeoise) et le crack (pour celle des ghettos) qui inondaient de manière inédite le marché américain dans les années 1980. En effet, les Contras se finançaient par le biais du narcotrafic de cocaïne, parrainé par le dictateur bolivien Tejada. Le lanceur d’alerte Gary Webb qui avait révélé la corrélation entre la guerre sale de la CIA au Nicaragua et l’épidémie de crack des quartiers noirs de Los Angeles y laissera quelques plumes, perdant son job de journaliste, avant de se suicider en 2004 (cf. Secret d’État, film de Michael Cuesta, 2014).
En 1969, Michael Tabor, membre du Black Panthers Party, voyait dans les ravages provoqué par la circulation massive de l’héroïne dans les ghettos noirs et chicanos de New York, ni plus ni moins qu’une « forme de génocide où les victimes paient pour être tuées ». Dans son pamphlet Capitalisme plus drogue égale génocide, il écrit : « Les porcs racistes, les politiciens démagogues et les gros hommes d’affaires avares contrôlant les politiciens, sont ravis de voir les jeunes Noirs sombrer, victimes de la peste. Et ce pour deux raisons : d’abord c’est très profitable économiquement, et ensuite car ils réalisent qu’aussi longtemps qu’ils pourront garder les jeunes Noirs quémandant un shoot d’héroïne au coin des rues, ils n’auront aucun souci à se faire à propos de la lutte de libération que nous pourrions mener. » L’incarcération de masse – conséquence de la War on drugs initiée par Nixon en 1970, et prolongée par Reagan –, complète cette guerre faite aux pauvres et aux minorités. Dans les années 1980, la peine pour trente grammes de crack, était aussi lourde que pour trois kilos de cocaïne. En vingt ans, la population carcérale a pu ainsi quadrupler, atteignant les deux millions de prisonniers en 2001, dont 878 400 Afro-américains. Le 22 août 1989, l’ancien leader des Black Panthers, Huey Newton, accro au crack, était assassiné à Oakland par un dealer...
Avec l’art, la guerre a sans doute été depuis l’Antiquité le plus large laboratoire des drogues, à la fois pour leur intérêt stimulant, anesthésiant, désinhibant ou sédatif. Si, durant la campagne en Égypte, Napoléon interdit à ses hommes de consommer ce haschisch qui les rendaient incontrôlables, on sait en revanche que les soldats du IIIe Reich carburaient à une méta-amphétamine puissante, la pervitine sous forme de Panzershokolade (chocolat du tankiste) ou de Fliegermarzipan pour les pilotes (cf. Norman Ohler, L’Extase totale : le IIIe Reich, les Allemands et la drogue, La Découverte, 2016). Lors du débarquement, les libérateurs américains ne furent pas en reste d’une autre amphète, la benzédrine.
Passée l’adrénaline du front et les horreurs qu’il charrie, il faut gérer le stress post-traumatique : l’addiction à l’héroïne aurait touché 20 % du contingent américain au Vietnam. Et aujourd’hui, certains vétérans d’Irak et d’Afghanistan peuvent avoir recours à la MDMA de manière expérimentale (cf. Lukasz Kamienski Les Drogues et la guerre – De l’Antiquité à nos jours, Nouveau Monde éditions, 2017). Quant au captagon, modeste amphétamine rebaptisée médiatiquement « drogue des djihadistes », son trafic – qui a généré 5 milliards de dollars en 2021 – profite essentiellement à l’État syrien et au Hezbollah.
Après la fin de la prohibition aux États-Unis (1933), le directeur du bureau des narcotiques s’ennuie et, décide de porter son dévolu, non plus sur l’interdiction de l’alcool, mais sur celle du chanvre. Avec l’appui d’une presse raciste et d’une intense propagande qui stigmatise entre autres les travailleurs mexicains et les musiciens de jazz, Harry J. Anslinger va jusqu’à prétendre que le « cannabis est plus dangereux que l’héroïne et la cocaïne », le rendant responsable de tous les crimes. Avec le soutien de l’industrie pétrochimique, une taxation prohibitive est votée en 1937 sans distinguo entre cannabis récréatif et chanvre agricole, dont l’usage à bon marché concurrence l’industrie du coton, du nylon et du papier. Quant à Anslinger, il finit ses jours accro à la morphine pour soulager une prostate douloureuse.
En 2012, l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, évaluait les revenus générés par le trafic de drogue à 320 milliards de dollars, soit peu ou prou le PIB du Portugal.
Il y a par ailleurs belle lurette que les revenus de la drogue alimentent les caisses noires de la finance mondiale. En 2012 toujours, la banque HSBC reconnaît avoir blanchi 881 millions de dollars provenant des cartels mexicains, mais préfère payer une amende de 1,92 milliard de dollars pour couper court aux poursuites – qui, de l’avis du département américain de la Justice, auraient pu provoquer un « désastre financier mondial ». Dès sa fondation en 1865, le groupe britannique trempait déjà jusqu’aux oreilles dans le commerce florissant de l’opium avec l’Asie. Pas facile de décrocher de vieilles accoutumances.
L’interdiction du peyotl en 1620 au Mexique par l’Inquisition préfigure en partie la politique menée par l’Occident contre les drogues naturelles. La prohibition des plantes magiques, assimilées à l’idolâtrie, aux plaisirs de la chair et à la sorcellerie, permettait aux missionnaires de dresser les murs de la société coloniale, derrière lesquels étaient relégués les indigènes, les métis, les mulâtres, les Noirs et les femmes (cf. Alessandro Stella, L’Herbe du diable ou la chair des dieux ? La prohibition des drogues et l’Inquisition, Divergences, 2019). Si la coca échappe en partie à la prohibition, c’est qu’elle permettait de doper l’exploitation dans les mines. De même, l’abrutissement par l’alcool servait les intérêts des colonisateurs, comme en témoignait le vice-roi du Mexique en 1786, qui disait voir dans l’alcoolisation des indigènes « le meilleur moyen de créer un nouveau besoin qui les contraigne étroitement à reconnaître leur dépendance obligée à notre endroit ».
Au XIXe siècle, l’extraction des alcaloïdes d’opium et de coca accompagne une véritable révolution thérapeutique contre la douleur. Pourtant, comme un retour de bâton colonial, alors que l’opium, fer de lance de l’impérialisme en Asie, se répand dans la marge des métropoles occidentales, les « paradis artificiels » cèdent la place à la « toxicomanie » : « Le fléau est identifié, la lutte contre la drogue peut commencer. Le corps médical demande une loi qui assimile les toxicomanes aux aliénés et qui permette leur internement d’office », écrit l’historien Jean-Jacques Yvorel (cf. Les Poisons de l’esprit – Drogues et drogués au XIXe siècle, Quai Voltaire, 1992). Malgré le flou scientifique qui le définit, le toxicomane est vu comme un dégénéré, un déviant, un intoxiqué et un criminel qui doit être puni et sevré. En France, il est considéré comme un individu à la fois malade et délinquant selon la loi de 1970 toujours en vigueur. Le débat sur la dépénalisation semble toujours dans une impasse tandis que, partout, la logique prohibitionniste – imposée à l’échelle internationale sous patronage américain depuis la Convention de Shanghai en 1909 –, n’a fait que renforcer l’essor du crime organisé et de la corruption politico-financière tout en exposant les usagers aux risques, souvent mortels, des produits altérés et sans contrôle.
Mathieu Léonard
Cet article a été publié dans
CQFD n°211 (juillet-août 2022)
Dans ce numéro d’été à visage psychotropé, un long et pimpant dossier « Schnouf qui peut » qui se plonge dans nos addictions, leurs élans et leurs impasses. Mais aussi : un reportage sur la Bretagne sous le joug d’une gentrification retorse, une analyse du quotidien de sans-papiers vivant « sous la menace », le récit d’une belle occupation d’usine à Florence, des jeux d’été bien achalandés, des cuites d’enfer, la dernière chronique « Je vous écris de l’Ehpad », des champignons magiques gobés avec des écrivains...
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Paru dans CQFD n°211 (juillet-août 2022)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 15.07.2022
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