Filmer la dope sans pathos

Consommer à l’abri

Une salle de consommation à moindre risque, en plein Paris. Le genre de lieu tellement utilisé comme épouvantail par la classe politique qu’on en oublierait presque son rôle réel. À savoir soigner des usagers de drogues, les accompagner et a minima ne pas les abandonner. Ce que donne à voir le documentaire Ici je vais pas mourir.

Leur dénomination officielle ? « Salles de consommation à moindre risque ». Une halte hors de la violence de la rue, qui permet aux usagers de drogues de s’injecter des produits loin des regards, mais aussi de se reposer. Et, pourquoi pas, de retrouver au passage un peu de dignité et d’humanité. Le documentaire Ici je vais pas mourir de Cécile Dumas et Edie Laconi (2019) pose son doux regard sur une de ces salles, et laisse la polémique sur le seuil. Le mot « shoot » n’est d’ailleurs jamais prononcé. Et alors qu’il traverse notre tête, on s’aperçoit qu’on ne l’a jamais entendu en dehors des moments où les réacs le braillent. « Salle de shoot » dénoncent, au début du film, les pancartes accrochées aux fenêtres de quelques habitants opposés à l’installation d’un de ces lieux dans leur quartier. Je m’oppose donc je suis, le cogito du riverain.

Les consommateurs de drogues dont il est question ici, on part les rencontrer dans un lieu de vie. Le voyeur en nous – qui se demande comment on se shoote dans une « salle de shoot » – en est pour ses frais : il est plus question de pansements que de seringues, de sacs à dos élimés rangés méthodiquement que de veines abîmées. Parce qu’ici, avant tout, les êtres humains ne sont pas séparés de leur consommation comme si elle était une faute morale ou l’intruse d’une vie gâchée.

Des regards intenses fixés droit sur l’objectif

Le film joue la carte du huis clos et de l’absence de contextualisation politique et médiatique. Pas d’élu, pas de keuf et pas de psychiatre jugeant. Un peu d’air. Mais aussi une habile manière de stimuler notre attention et de nous permettre de penser ce que l’on voit comme un lieu de soin. Délestés du marteau du juge, nous pouvons embrasser une salvatrice posture d’écoute. Comme les travailleurs sociaux et médecins qui, dans le film, sont pourtant peu présents. Dans les yeux et les silences des usagers, rien de moins que le hors champ de la grande vie qui défile et décentre un temps des galettes de crack, de la manche et des médocs. Il est ici tellement question de drogue qu’il finit bizarrement par ne plus vraiment en être question.

Le « trouble documentaire » – ce qui va au-delà du simple « film sur un sujet » et qui peut alors nous transformer plus que nous informer – réside dans la mise à mal de la distance entre notre prétendu épicentre et ce qui serait « leur marge ». Comme d’autres peuvent interroger les cloisons trop rigides entre normal et pathologique, c’est ici la distance avec les usagers de la salle qui est réduite à néant lorsque ceux-ci ne sont plus une meute de fantômes à gérer, mais des regards intenses fixés droit sur l’objectif. Et ce pendant de longues minutes, souvent sans que les documentaristes ne posent de questions qui réactiveraient des surplombs rassurants et confortables. Alors que l’un des usagers mentionne la difficulté à arrêter l’héroïne et à accepter une vie « où on se fait chier », cet en-dehors de la société nous semble brutalement tout à fait familier.

Banalité de la défonce

D’autant qu’à la faveur de magnifiques séquences où se répondent une nécessaire pudeur et une grande évidence cinématographique, ce sont aussi des témoignages sans visages qui viennent nous remuer tout au fond de nous, à l’endroit où on avait pourtant consciencieusement rangé clichés et certitudes. Tel ce grand dessin, étalé sur une table, où un homme qui dort dehors détaille tous ses déplacements quotidiens comme pour cartographier son voyage dans la vie. Ou encore cette main qui galère avec les pièces d’un puzzle beaucoup trop grand. La défonce cesse alors d’être un ailleurs effrayant ou fantasmé et devient triviale, troublante de banalité. Le moment où « on tombe dedans » devient compréhensible. Surtout que bien des personnages sont nés sous l’égide du drame. On n’imagine alors plus parler de la grande méchante drogue autrement que comme les protagonistes : « J’achète mon produit et puis après, je me soigne. »

Le film a l’audace et l’intelligence de s’affranchir de l’impératif d’une note d’espoir. Pourtant, alors que certaines souffrances à l’écran font diablement mal, même depuis notre canap’, on en sort porté par un souffle de vie – souffle qui s’anime à la toute fin du film quand, pour la première fois, la porte du lieu s’ouvre. Une femme fébrile en sort. Comme elle, on se sent fragile face au retour brutal de la rumeur de la rue.

Mathieu K.
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CQFD n°211 (juillet-août 2022)

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