Aperçus d’un périple à travers la Cisjordanie
Noël en Palestine
25 décembre. Bil’in.
Bil’in se situe à 17 km de Ramallah, la capitale de la Cisjordanie. Nous sommes accueillis par Abdallah Abou Rahma, qui préside le comité populaire créé il y a onze ans, au moment de l’implantation de la colonie juive de Mod’in Ilit. En 2005, les Israéliens ont bâti une portion du mur de séparation qui spoliait 58 % des terres de ce village de 2 000 habitants. Après un jugement favorable de la Cour israélienne, les villageois ont pu récupérer une partie de leurs terres, mais les autorités ont mis quatre ans à démonter l’ancien mur pour le reconstruire un kilomètre plus loin. 25 % des terres initialement volées sont encore derrière ce mur. Sur les terres récupérées, les villageois ont replanté des oliviers (beaucoup avaient été brûlés), installé l’électricité, une piscine, un jardin d’enfant… La lutte des villageois de Bil’in a été popularisée par le documentaire Cinq caméras brisées (2011) d’Emad Burnat et Guy Davidi, qui a reçu plusieurs prix et a même été nominé aux Oscars en 2013. En onze ans de lutte, Bil’in a vu 200 de ses habitants emprisonnés et connu deux morts violentes. Au moment de la construction du mur, il y avait des manifestations quotidiennes, assez médiatisées. Mais pour durer, il a fallu imaginer des modes d’action inédits autour de la traditionnelle manifestation du vendredi. Dès le début, le comité de Bil’in s’est adressé aux militants internationaux et aux Israéliens anticolonialistes. Cette coopération ne s’est jamais démentie. Notre hôte a passé un an et demi en prison. Des gosses avaient témoigné sous la contrainte qu’il les obligeait à lancer des pierres. Tsahal a débarqué chez lui. Il a pu s’enfuir, mais les soldats ont brutalisé ses voisins et tout saccagé. Avec sa famille, il s’est réfugié à Ramallah. Abdallah a reçu à Genève le titre de « défenseur des droits humains ».
Pour la manifestation prévue ce jour-là, notre guide et un autre villageois ont revêtu un costume de Père Noël de circonstance. Dans la manif, une trentaine de villageois, de nombreux enfants avec des frondes, une dizaine d’internationaux, dont un jeune de Chicago de Jewish Voice for Peace avec une pancarte « Encore un juif pour la Palestine ». À 100 mètres, les soldats se sont déployés sur le tracé de l’ancien mur pour empêcher la manif d’approcher. Les tirs de lacrymos se font sans sommation. Devant, notre Père Noël harangue les soldats : « C’est mon pays, je suis non violent ! » En face, les soldats hurlent : « Foutez le camp, c’est une zone militaire interdite ! » Entre les oliviers, les enfants font siffler leurs frondes et les soldats nous arrosent de lacrymos.
Après la manif, Abdallah nous emmènera bien au-delà de l’endroit d’où les soldats nous canardaient. On découvre l’étendue de la zone reconquise, le mur avec ses graffitis et derrière, l’immense colonie illégale de Mod’in Ilit, la plus grande en Cisjordanie, peuplée par plus de 50 000 juifs ultra-orthodoxes.
28 décembre. Dheisheh
La Cisjordanie compte dix-neuf camps hébergeant plus de 176 500 réfugiés palestiniens. Avec Aïda et Azza, Dheisheh est un des trois camps de réfugiés de Bethléem. 14 000 habitants s’y entassent sur 0,5 km2. Une partie de la population a migré de l’autre côté de la rue, dans la cité Al-Doha, mais il faut avoir un emploi et un salaire correct pour payer le loyer.
Du haut d’une maison en construction, au sommet du camp, on peut voir plusieurs des colonies qui encerclent Bethléem : Gush Etsion, Efrat, Atsion, Ben Eim, Har Homa. Ma’an, qui fait ses études à Boston en relations internationales, nous fait visiter le camp, qui n’est alimenté en eau que tous les vingt et un jours. Il faut stocker et gérer. Le jour de notre arrivée, l’eau vient d’arriver et de nombreux lavages en attente ont lieu. Il y a bien une citerne au sommet de la colline, mais chaque fois que les Palestiniens ont voulu l’utiliser, elle a été mitraillée. Dheisheh refuse de payer l’eau et l’électricité, qui est régulièrement coupée. Actuellement, des incursions quasi quotidiennes des soldats israéliens ont lieu la nuit vers trois heures du matin, avec pour objectif des arrestations ciblées.
La veille, le corps du jeune Mahmoud, seize ans, abattu à Jérusalem, a été rendu à sa famille. Les autorités israéliennes l’ont gardé un mois. La restitution se fait sous conditions : un enterrement de nuit, pas d’autopsie (sinon, la famille peut être arrêtée et sa maison détruite), et du coup les gens sont persuadés qu’il y a eu prélèvement d’organes. Des milliers de manifestants ont accompagné Mahmoud au cimetière. La question des démolitions est omniprésente à Dheisheh. En 2002, comme à Jénine, les chars ont pénétré dans le camp et détruit plusieurs maisons. Au milieu du camp, on voit un terrain vague. La maison d’un prisonnier a été détruite et reconstruite par trois fois. Finalement, la famille a reconstruit à côté. À chaque destruction, les maisons voisines ont été endommagées. Ce qui frappe à Dheisheh, ce sont les innombrables graffitis, souvent artistiques. Il existe une école pour réaliser ces peintures. Les thèmes sont nombreux, parfois humoristiques : Handala (une sorte de Mafalda palestinien), « No good morning, no good night, we will fight », une petite fille fouillant un soldat israélien les bras en l’air…
29 décembre. Hébron.
On a beau connaître la ville, avoir lu, vu des vidéos, on est vite saisi par l’effroi, l’émotion et la colère. En arrivant de Bethléem, tout semble normal. Pas de check-point, l’usine des souffleurs de verre, qui ont fait la réputation de la ville fonctionne normalement. Puis, juste à l’entrée de la vieille ville, apparaissent les premiers blocs de béton qui interdisent l’entrée de la rue Shahouda.
Quelques chiffres : 200 000 habitants à Hébron (250 000 dans l’agglomération). 25 000 réfugiés dans deux camps et 30 000 autres dans le reste de la ville. 700 colons dans la vieille ville, fanatiques et armés. Et 2 000 soldats pour les protéger, ou plutôt pour les seconder dans leurs agressions, devrait-on dire. En tout, 20 000 colons sont installés dans le district d’Hébron, la plus grosse colonie étant Kiriat Arba. Depuis début octobre, 55 Palestiniens ont été tués dans le district.
Nous sommes accueillis à l’association Youth against settlements (« la jeunesse contre les colonies ») par Ibrahim1. Indépendante de l’Autorité palestinienne et des partis politiques, l’association ne vit que de donations. Prônant la résistance non violente, elle a été créée en 2007 et Ibrahim considère que la situation est dix fois pire aujourd’hui. Les colons sont de plus en plus nombreux et de plus en plus violents. Il espère que la communauté internationale « finira par sanctionner ce gouvernement d’extrême droite ». Il pense que les campagnes Boycott-Désinvestissement-Sanctions ne suffisent pas. Il est pour le lobbying et pense qu’il faudrait utiliser les mêmes moyens que les sionistes, qui intimident quiconque critique Israël. Lui-même intervient sur les pages Facebook des militaires ou des colons pour dénoncer leurs exactions. Le débat sur un État ou deux États lui paraît déconnecté de la réalité. Il insiste sur les buts de la lutte : l’égalité des droits et l’autodétermination. C’est Mohamed2 qui va nous guider à travers la vieille ville. D’autres internationaux se joignent à nous.
Les colons sont arrivés en 1983. Ils ont d’abord occupé des maisons vides, avant de s’emparer de tout le centre historique. Après le massacre de 1994 dans le caveau des Patriarches, Hébron a été divisé en secteurs et des check-points se sont implantés partout. On en passe une vingtaine sur à peine un kilomètre. Au lieu de juguler les colons, Rabin s’en est pris à la population autochtone. Il y avait autrefois 50 000 habitants dans la vieille ville, il en reste 5 000. 1 800 magasins ont dû fermer, des centaines de commerces ont leurs portes soudées. Nous croisons des commerçants ruinés, sans clients (car les issues de cette partie du souk sont fermées), nous suppliant d’acheter quelque chose. Les deux colonies du centre sont Beit Hadassa et Beit Romano.
Nous faisons une incursion dans la partie israélienne. « Welcome in Israël », nous lance un colon. Pour nous rendre au très disputé caveau des Patriarches, nous rejoignons un groupe de volontaires d’ISM (International Solidarity Movement). Ce sont des jeunes venus de plusieurs pays (États-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Danemark) qui veulent témoigner du harcèlement quotidien de la population. Ils filment et prennent des photos. Une de leurs militantes américaines, Rachel Corrie, est morte en 2003, écrasée par un bulldozer israélien en essayant d’empêcher la destruction de la maison d’un médecin palestinien à Gaza. Elle avait vingt-trois ans. Le passage du check-point de la mosquée d’Abraham se fait sans difficulté. Une des soldats est française, de Paris. Aujourd’hui, les deux tiers de la mosquée ont été transformés en synagogue. Dix jours par an, la mosquée est réservée aux juifs, le quartier Est étant alors complètement bouclé. En principe, dix jours par an, elle est dédiée au culte musulman, mais c’est rarement respecté.
Sur la place, les colons ont installé une tente en hommage à une victime d’une attaque. Nous sommes interpellés par l’un d’entre eux, dénommé Ofer, réputé pour son extrémisme et sa brutalité. Il nous affirme qu’il n’a jamais touché à un enfant. Un membre d’ISM lui répond qu’il y a des vidéos qui prouvent le contraire. Ofer entraîne la discussion sur « ce que les Allemands nous ont fait ». On lui répond que cela ne justifie pas ce qu’ils font aux Palestiniens. Sa réponse fuse : « Go to hell ! » (« Allez en enfer ! »). Quand je lui dis que je suis juif et que mon père a été déporté, il me foudroie du regard.
Une des missions d’ISM est d’accompagner les élèves à l’école. Les enfants des colons attaquent régulièrement les enfants palestiniens. ISM s’occupe de trois écoles et d’un jardin d’enfants. Sans leur présence, les parents ne laisseraient pas leurs enfants partir seuls. Les colons non seulement possèdent des armes et sont animés par le fanatisme religieux, mais bénéficient aussi du soutien du gouvernement. La présence des observateurs internationaux ne les impressionne pas, au contraire : ils placardent des pamphlets anti-internationaux, les accusant d’être antisémites. Une vidéo montre une femme colon, H. Cohen, giflant une activiste d’ISM, dans l’incapacité de réagir en présence des soldats. Même les soldats craignent les colons. À chaque meurtre, une fausse ambulance conduite par un colon arrive toujours la première et fait disparaître les preuves. Les Palestiniens vivent dans la crainte. Hébron est une prison soumise à la pauvreté. Les Israéliens ont tiré sur une jeune fille. Les femmes sont harcelées, ce qui met les jeunes hors d’eux et les incite à l’auto-défense.
Plus tard, nous rencontrons Ahmed Jaradat, militant connu de l’AIC (Centre d’information alternative, qui réunit des activistes juifs et arabes) et auteur de nombreux articles. Ahmed insiste sur l’activation des check-points. Il nous donne le chiffre terrible de 154 morts depuis le début de la dernière Intifada et illustre l’inexorable avancée de la colonisation avec l’exemple de plusieurs hectares confisqués pour étendre une colonie près de Naplouse. Il parle de punition collective avec les corps rendus tardivement aux familles, les maisons détruites, les déplacements entravés : « Les attaques de colons provoquent un surcroît de haine, de désespoir. Toute une génération est perdue pour la paix. » Pour Ahmed, « la question palestinienne est une question mondiale, elle réclame une solution globale. Il faut faire comprendre aux Israéliens que, tant que la Palestine sera occupée, Israël ne sera pas en sécurité. Le BDS doit être un mouvement politique unitaire, pas seulement un outil. La solution, c’est un État démocratique avec une égalité totale. »
2 janvier. Tel-Aviv.
Nous sommes reçus par H., une dame âgée de la gauche israélienne, née à Tel-Aviv et d’origine autrichienne. Elle a toujours milité à gauche, participé à des centaines de manifestations. Elle a voté pour la liste unie (conduite par Ayman Odeh), elle traduit aujourd’hui les articles de Machsom Watch, association israélienne qui rend compte des exactions de l’armée sur les check-points, et écoute avec intérêt le récit de notre voyage ou celui des séjours de Sarah Katz, ma compagne, à Gaza. Pourtant, son commentaire nous consterne : « Il y a des horreurs partout dans le monde, en Afrique, en Arabie Saoudite… Pourquoi l’ONU s’en prend-elle toujours à Israël ? »
Nous rencontrons Esti dans un café. La conversation sera brièvement interrompue par un jeune client francophone qui entend qu’on parle du BDS et nous lance sur un ton agressif : « Si vous n’aimez pas Tel-Aviv, allez vous-en ! » Esti est membre de l’équipe de Who Profits, une agence d’information sur les entreprises qui tirent profit de la colonisation. « En Israël, la gauche s’affaiblit et le centre n’existe plus, c’est très dur. En Palestine, toute la population est favorable au BDS, mais ce mouvement se construit à l’extérieur. L’économie palestinienne est captive et le boycott des produits israéliens en Palestine est souvent impossible. 250 000 Palestiniens travaillent en Israël ou dans les colonies, essentiellement dans la construction. Il faut aller plus loin que le boycott des seuls produits des colonies et même plus loin que les actions dans les supermarchés. » Elle insiste sur le « D » – pour « désinvestissement » – de BDS et les victoires remportées sur Véolia – multinationale française de la gestion de l’eau, des déchets et de l’énergie qui a revendu ses actions dans les colonies à une boîte américaine suite à une mobilisation BDS. Et celle à venir sur Orange, qui devrait rompre son accord avec Partner communications, une société de téléphonie mobile fondée par des colons. Who Profits travaille dans la commission « Business and Human rights » de l’ONU sur la notion d’investissement éthique. L’organisation a remporté des succès auprès des gouvernements norvégien et suédois. Mais ne nous leurrons pas, l’économie israélienne est puissante, c’est une économie de start-up très réactive, qui fait fi des traditions entrepreneuriales. Vers où étendre le BDS ? Elle cite Hewlett-Packard et l’industrie extractive. Esti prétend que les Palestiniens prêts à collaborer avec les Israéliens sont partisans d’un État palestinien indépendant, tandis que ceux qui sont favorables à un seul État ne militent pas avec des Israéliens.
L’émergence de nouvelles formes de mobilisation plus horizontales a déstabilisé les partis, mais ces modes de lutte sont assez éphémères : « Que sont devenus les milliers d’Israéliens qui sont passés à un moment ou à un autre à Bil’in ? » Esti vit comme un échec le fait qu’on n’ait pas pu relier le mouvement anticolonialiste et le mouvement syndical. Le groupe des anarchistes contre le mur a disparu. Michel Warschawski, président du Centre d’information alternative, rencontré plus tôt à Jérusalem, évoque également cette érosion du mouvement pacifiste : « Le mouvement de la paix en Israël est une bicyclette avec une grande roue et une petite roue. La grande roue, c’est “La Paix maintenant” et le mouvement travailliste, capable de mobiliser jusqu’à plusieurs centaines de milliers de personnes. La petite roue, ce sont les forces plus radicales. (Le Monde, 7/01/2009) » Il y a peu, on pouvait compter sur 15 000 manifestants, 6 000 juifs et 9 000 Palestiniens, issus de la « petite roue » du mouvement anticolonialiste. Aujourd’hui, ils ne manifestent plus ensemble. Les premiers manifestent à Tel-Aviv et les seconds à Oum el Fahm.
« Plus personne ne croit à la parole modérée selon laquelle Israël ne sera pas en sécurité tant que les Palestiniens ne seront pas libres, continue Esti. Si on affirme que la politique de Nétanyahou met Israël en danger, cela provoque généralement des sarcasmes. L’opinion s’est résignée à l’idée qu’il n’y a pas de solution, ce qui laisse les mains libres au gouvernement et à l’armée. »
« Il y a deux Israël qui ne peuvent plus dialoguer », estimait Michel Warschawski. La société palestinienne est elle-même extrêmement fragmentée. Au début de notre séjour, le 21 décembre, nous avons longuement bavardé avec Hervé Magro, consul de France à Jérusalem, qui nous confirmait le blocage quasi systématique de l’entrée à Gaza pour les délégations solidaires avec les Palestiniens. Il avoue que la France est fort bien informée de la situation : les rapports réguliers et précis des diplomates font état des exactions, des crimes impunis, des exécutions extrajudiciaires. Magro évoque une « situation coloniale, comparable au drame des Amérindiens. » Personne ne pourra dire « Je ne savais pas ».
A lire, sur CQFD :
Les« canulars » d’Ulcan ou comment le Raid a débarqué chez Pierre Stambul.
Cet article a été publié dans
CQFD n°140 (février 2016)
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Paru dans CQFD n°140 (février 2016)
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Illustré par Pierre Stambul
Mis en ligne le 01.03.2018
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