Le tour de Babels
Michel Agier : « La condition migrante nous concerne tous »
« On a le nez dans la crise, mais aussi l’envie de livrer un regard renouvelé sur la condition migrante aujourd’hui. » C’est ainsi que l’anthropologue Michel Agier définit l’ambition de la « Bibliothèque des frontières », collection publiée sous sa direction1 aux éditions Le Passager clandestin et versant livresque du programme de recherche Babels2. Soit sept titres en forme de tour d’horizon des parcours migratoires dans une Europe forteresse toujours plus hostile aux personnes exilées. Les constats tirés sont évidemment accablants, tant murs, barbelés, camps indignes, naufrages et harcèlement quotidien s’imposent comme horizons d’accueil européens (lire notamment La Police des migrants – Filtrer, disperser, harceler ainsi que De Lesbos à Calais – Comment l’Europe fabrique des camps). En gros : des décennies de nivellement par le bas condensées en de petits ouvrages aussi documentés qu’édifiants3.
Ceci dit, la « Bibliothèque des frontières » met également l’accent sur les diverses formes de solidarité qui se développent dans les vents contraires, de Vintimille à Calais en passant par Lampedusa ou Briançon4. Et c’est également la position de Michel Agier, auteur de nombreux ouvrages sur la question migratoire et l’ » encampement du monde »5. Selon lui, la vague de repli identitaire ne serait pas un horizon indépassable. Et cette Europe qui, de la Méditerranée centrale aux rivages de la Manche, ne cesse de s’enfoncer dans un criminel déni d’humanité, pourrait encore s’amender. On a fait le point avec lui.
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Le harcèlement policier des migrants et la destruction de leurs lieux de vie à Calais sont une triste réalité qui ne date pas d’hier. C’est ce que rappelle La Police des migrants (2019). Mais il semble que depuis 2016 et la destruction de la « grande jungle », la situation n’a cessé d’empirer…
« À Calais comme dans tous les lieux où sont bloquées des personnes désirant passer une frontière, il y a une question fondamentale : celle de la visibilité ou non des personnes migrantes. Alors que chercheurs et militants veulent faire en sorte que la situation soit connue, les autorités – l’État, la police, les pouvoirs locaux – font tout pour qu’elle reste loin des regards. Les “indésirables” doivent rester à l’écart. Mais cette approche est abandonnée dès lors que les personnes exilées se retrouvent trop visibles au quotidien, dans la rue ou dans les camps, avec mise en lumière médiatique et répression visant à montrer qu’ils sont “surnuméraires” et qu’il faut les évacuer.
« C’est toute la problématique des indésirables : celle qui amène à dire “ Votre histoire ne nous intéresse pas, restez loin”. »
Il y a quelques années, j’ai participé à un ouvrage collectif intitulé La Jungle de Calais (PUF, 2018), dans lequel on a cherché à mettre la situation en perspective historique. L’histoire ne commence pas lors de l’expulsion de 2016 mais plutôt en 1999, suite aux accords de Schengen, avec de premières réglementations sur la gestion des frontières entre la France et l’Angleterre. C’est cette année-là qu’a ouvert le camp de Sangatte (Pas-de-Calais), placé sous la responsabilité de la Croix Rouge. Parfait exemple de politique à courte vue, le camp est fermé dès 2002, parce qu’il donnait de la visibilité à une situation bloquée. Suite à cette fermeture, dans les années 2000 et 2010, un grand nombre de petits campements se sont organisés. Je m’y étais rendu en 2009, notamment pour enquêter sur la “jungle pachtoune”, habitée principalement par des Afghans de cette ethnie. Et il y avait cette évidence d’un lieu situé dans l’entre-deux, entre stabilisation et mobilité, visibilité et invisibilité. Il a finalement été évacué très violemment en septembre 2009. C’est d’ailleurs à la même période qu’a été brutalement détruit le camp grec de Patras, qui était aussi un lieu de blocage à une frontière.
L’histoire s’est répétée avec la “grande jungle”, expulsée en 2016. Il faut rappeler que ce lieu de relégation était au départ né d’une décision municipale et préfectorale. Une situation récurrente en matière de camps : on vous tolère si vous vous mettez là, mais seulement jusqu’à ce que vous deveniez trop visibles. C’est toute la problématique des indésirables : celle qui amène à dire “Votre histoire ne nous intéresse pas, restez loin”. Il s’agit toujours de mise à l’écart. »
La « grande jungle » était un espace moins réprimé que ceux où survivent les personnes exilées aujourd’hui. D’autant que cette forme de mise à l’écart collective permettait des entraides communautaires. C’est cela que l’État veut détruire ?
« Dans les camps de ce type, la résistance passe d’abord par la réorganisation d’une forme de vie sociale et culturelle. Et c’est ce qui s’est passé à Calais. Si on analyse les choses avec cynisme, on peut dire qu’il y a une contradiction dans le fait de mettre les gens à l’écart en disant “Not in my backyard6” et celui de ne pas assumer la véritable invisibilisation, à savoir la disparition pure et simple des concernés. C’est ce qui se passe par exemple en Algérie quand on met les migrants dans des camions, qu’on leur fait passer la frontière du Mali et qu’on les abandonne dans le désert. Or en Europe, on ne peut pas faire ça car on a encore la prétention d’être des sociétés démocratiques dotées de garde-fous. Cette mise à l’écart est donc paradoxale car on sait très bien, dans le monde politique comme dans celui de la recherche, que chaque nouvelle expulsion va au final recréer un espace où une forme de vie sociale et culturelle réémergera.
Dans le cas de la “grande jungle”, il y avait avant l’expulsion une émergence de formes de vie urbaines, une sorte de brouillon de ville, avec des rues, des restaurants, des écoles, des églises, un théâtre, une mosquée... C’était très précaire mais investi, avec des abris de fortune et des tentes laissant progressivement la place à des constructions en dur. Ici, les solidarités avaient joué un grand rôle, venant d’associations ou de simples bénévoles issus de toute l’Europe, qui tissaient des liens avec les personnes en exil. C’est cela qu’il fallait détruire. »
Hormis le travail essentiel des associations et militants à Calais, il n’y a aujourd’hui plus rien de comparable, ni construction ni possibilité de bricoler une vie collective autrement. Et la moindre tentative mène à…
« … à un harcèlement systématique, oui. On me pose souvent cette question : “Qu’est-ce qui a changé avec Macron ?” La réponse est simple : rien n’a changé sur le fond de la politique migratoire, ou plutôt de la non-politique migratoire. Par contre, la répression policière est devenue beaucoup plus systématique et violente. Ça a commencé avec le ministère de Gérard Collomb [ministre de l’Intérieur de 2017 à 2018]. Et ça s’est évidemment intensifié avec celui de Gérald Darmanin. S’il y a eu quelques mises en lumière médiatiques, notamment sur la question des tentes détruites, on se demande aujourd’hui quelle est la prochaine étape. »
En France comme en Europe, il y a une instrumentalisation toujours plus poussée de la figure du migrant. Au point d’en arriver à des situations terribles, comme à la frontière Pologne-Biélorussie, où les personnes concernées meurent en tant que pions d’un jeu géopolitique...
« Oui, et ce n’est pas un cas isolé. Il suffit de voir les accords passés par l’Europe avec la Libye ou le Maroc pour externaliser la gestion des frontières. Mais c’est un drame récent à la frontière gréco-turque qui a poussé en Europe même le curseur encore plus loin, ouvrant la voie à un marchandage cynique, qu’on pourrait traduire par : “Attention ou je vous lâche mes réfugiés !” Rappelons que dans un accord de 2016, les pays européens se sont entendus avec la Turquie pour qu’elle retienne les exilés moyennant un gros financement. Sauf qu’il y a eu une brouille en 2020, parce que la Turquie voulait intervenir en Syrie et demandait le soutien d’une Europe réticente. Pour faire pression, Erdogan a menacé d’ouvrir les frontières, agitant le chiffre fantaisiste d’un million de migrants sur le point de débarquer. Au bout du compte, les autorités turques sont parvenues à dénicher 10 000 personnes en une semaine et à les amener à proximité de la frontière grecque.
Il y avait alors un climat particulier, qu’on retrouvera dans le cas de la crise à la frontière Pologne-Biélorussie. Soit une panique généralisée à propos de la pandémie et une confusion entre angoisse immunitaire et sécuritaire, avec des frontières partout fermées. Les gouvernements européens ont donc affirmé soutenir le gouvernement grec contre le passage des migrants, faisant de la Grèce le bouclier de l’Europe. Avec ce message, assumé par les autorités européennes : “Si vous faites un pas de plus…” Conséquence : le 4 mars [2020], les forces grecques ont ouvert le feu, tuant un migrant et en blessant plusieurs autres, un épisode très bien analysé par le précieux groupe de recherche [sur les violences d’État] Forensic Architecture7. Ce moment était pour l’Europe un basculement : on n’était plus dans le laisser mourir, comme disait Foucault, mais dans le faire mourir, de manière assumée.
Face à ces épisodes se pose une question gravissime : jusqu’à quel point les États et fédérations d’États sont-ils prêts à ne pas respecter les conventions internationales ? En France, il y a par exemple le cas de la frontière franco-italienne, notamment à Menton, où les règles en matière de traitement du droit d’asile ne sont clairement pas appliquées, dans l’indifférence absolue, avec des personnes refoulées avant toute prise en charge. Reste qu’un palier a été franchi. Et que les conventions internationales semblent de plus en plus lettre morte dès lors qu’il est question de migrations. »
Si l’on prend le cas de la Méditerranée centrale et des naufrages causés par la démission de l’Italie ou de Malte, le droit maritime semble lui aussi bafoué depuis un certain temps, non ?
« C’est effectivement une évolution inquiétante. Si l’on prend le cas de l’Italie, c’est d’abord passé par l’abandon de l’opération [militaire et humanitaire] Mare Nostrum, lancée en 2013 suite à un naufrage meurtrier près de Lampedusa. La remise en cause de l’assistance aux migrants s’est aggravée avec l’arrivée au pouvoir [en 2018] de Matteo Salvini, qui a instauré la pénalisation du secours maritime. Il y a ainsi eu des marins pêcheurs condamnés pour leur aide, tandis que les bateaux de sauvetage d’associations, de type SOS Méditerranée, étaient empêchés de faire leur travail et immobilisés. Autre exemple : l’inculpation de la capitaine du Sea-Watch 3 Carola Rackete, accusée d’avoir débarqué des migrants à Lampedusa. Dans le cas italien, il est sûr que l’évidence du droit maritime international s’est largement perdue. »
Cela s’inscrit dans un climat politique européen de plus en plus réactionnaire…
« Il est clair qu’un discours d’extrême droite a envahi le champ politique, centré sur la figure de l’indésirable. Prononcer l’expression “droits de l’homme” fait désormais de vous la cible de critiques railleuses. Une forme de délégitimation confinant à la démission, au nom d’un principe qui ne s’inscrit plus dans une “politique monde”. Or les conventions internationales développées depuis l’après-guerre étaient des édifices bâtis pour que le monde trouve des moyens de fonctionner sans s’entre-tuer. C’était aussi bien humanitaire que diplomatique. Et voilà que toutes ces conventions, allant des droits de l’enfant à ceux des travailleurs migrants, sont systématiquement remises en cause. Derrière cette critique et cette ironie envers les droits de l’homme, on en revient à la position “Not in my backyard”. C’est une question qui au fond dépasse largement celle des migrants et concerne la politique au sens large. Car ce que proclame ce rejet de l’altérité, c’est un message de repli absolu : “Votre trajectoire ne m’intéresse pas, je ne veux vivre qu’avec des gens qui me ressemblent.” Et c’est dans cette logique que l’espace interdit aux indésirables ne cesse de s’étendre. »
Il y a aussi une dimension symbolique de la frontière, une théâtralité s’exerçant aux dépens des personnes en exil...
« Il y a clairement une mise en scène des frontières et de leurs environs. On peut d’ailleurs s’interroger sur les naufrages en Méditerranée, se dire que chacun d’eux se déroule sur une forme de frontière invisible, avec des États qui mettent littéralement en scène ce spectacle de la Méditerranée où on ne passe pas. Et on retrouve partout cette théâtralité de la frontière. Dans les canons à son installés à la frontière hongroise. Dans les effets d’annonce concernant Calais et la relation avec la Grande-Bretagne, dont la France est le garde-frontière depuis les accords du Touquet [2003]. Ou dans la traque nocturne en motoneige des migrants et de leurs soutiens vers Montgenèvre (Hautes-Alpes). C’est pour les autorités une manière de dire qu’elles font quelque chose. Mais c’est tout sauf une politique migratoire. Sachant qu’il y a une certitude, rabâchée par tous les spécialistes : on n’empêchera pas les personnes de passer. Simplement : elles le feront plus dangereusement, au risque de leur vie. »
Face à cette instrumentalisation et à ses conséquences, il est difficile de rester optimiste. Quels sont les motifs d’espoir ?
« La question posée est celle-ci : est-ce qu’on va vers le pire ? Et je n’arrive pas à trancher, car on peut l’appréhender à différents niveaux. D’abord, le sujet est très largement politique et médiatique. À l’heure actuelle, on parle en fait de très peu de gens, démographiquement parlant. Si bien que cette omniprésence du sujet s’inscrit dans une réflexion plus large. Dans quel monde veut-on vivre ? Un monde hospitalier ou refermé sur lui-même ? Ceux qu’on appelle les migrants font lourdement les frais d’une crise de la mondialisation et de l’individualisme, où les solidarités au sens large sont posées comme non essentielles, voire néfastes. Je pense même que les États-nations profitent de ce rejet de l’altérité pour capitaliser sur les frontières. Avec cette petite musique en arrière-fond : “Si des gens meurent comme ça, ou sont expulsés comme ça, c’est bien qu’on est protégés.”
Mais si l’on se décentre de ce niveau politico-médiatique pour s’intéresser au terrain, il se passe beaucoup de choses positives. Il y a des engagements citoyens, des associations qui font un travail monstre, des relations qui se nouent entre personnes exilées et habitants, des gens en lutte. D’autant qu’il y a tout un pan des migrations, moins médiatique, qui se fait dans l’ombre, via le rapprochement familial ou les sphères professionnelles. La société française n’a jamais arrêté de se transformer et continue à le faire. Et les agitations de l’extrême droite sur le “grand remplacement” sont au fond des causes perdues.
Et donc ces deux forces existent en même temps, la société se transformant, mais oscillant entre inclusion et exclusion. C’est vrai qu’il y a clairement omniprésence de cette force prônant la privatisation d’un chez-soi. C’est l’une des options. Mais d’autres forces agissent dans l’autre sens. Le monde social ne correspond pas aux plateaux télé et aux sondages, qui représentent peu de la réalité sociale. Alors oui, les voix de droite et d’extrême droite ont l’air d’être plus entendues, surtout avec le délabrement général de la gauche, mais je ne le vois pas comme vraiment représentatif.
Le monde social ne correspond pas aux plateaux télé et aux sondages, qui représentent peu de la réalité sociale.
Pour en revenir à la démarche initiale du programme Babels et de la “Bibliothèque des frontières”, un constat s’est imposé au fil de nos recherches : la condition migrante est quelque chose qui nous traverse, qu’on pourrait tous vivre – et donc qui nous concerne tous. Ce n’est pas une identité ou une catégorie, mais une condition que chacun de nous peut être amené à partager. Sous sa forme la plus radicale et dramatique, c’est celle de ces migrants bloqués aux frontières, qui meurent en Méditerranée ou dans la Manche. Mais c’est aussi la condition plus générale des gens en mobilité. Évidemment, il y a des forces de fermeture, d’enfermement, qui combattent cette réalité. Mais elles ne vont pas forcément l’emporter.
Avec Babels, on donne une place importante à l’engagement citoyen, local, individuel comme collectif – en quête de ce qui cherche l’hospitalier contre l’enfermement. Une manière de ne pas sombrer dans le pessimisme. À un niveau symbolique, je pense par exemple à ces nombreuses personnes qui en Pologne, à proximité de la frontière, affichent une lumière verte pour dire que leur maison est prête à accueillir les personnes en exil de passage. Une façon de dire : “Vous ne serez pas traité en ennemi.” »
1 Et celle de Stefan Le Courant.
2 Qui regroupait une quarantaine de chercheurs et a œuvré de 2015 à 2018.
3 Ces sept volumes seront regroupés dans un seul ouvrage qui paraîtra en poche chez Points en avril : Babels, enquête sur la condition migrante.
4 Citons notamment dans cette même collection Hospitalité en France – Mobilisations intimes et politiques (2019) et Le Manège des frontières – Criminalisation des migrants et solidarité dans les Alpes-Maritimes (2020).
5 Entre autres : Gérer les indésirables – Des camps de réfugiés aux gouvernements humanitaires (Flammarion, 2008), Un Monde de camps (La Découverte, 2014) et L’Étranger qui vient – Repenser l’hospitalité (Le Seuil, 2018).
6 Plus ou moins : « N’importe où, mais pas chez moi. »
7 « The Killing of Muhammad Gulzar », à lire sur le site de Forensic Architecture (08/05/2020).
Cet article a été publié dans
CQFD n°206 (février 2022)
Dans ce numéro qui fait sa fête à Blanquer, un dossier sur « les prolos invisibles de l’éducation nationale ». Mais aussi : un détricotage de la Macronie sécuritaire, un entretien anthropologique sur le règne des frontières, une plongée en bande dessinée sur la question du « rétablissement » en psychiatrie, des vaccins communards, des Balkans en tension et des auteurs de science-fiction qui jouent aux petits soldats.
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Paru dans CQFD n°206 (février 2022)
Par
Illustré par Louis Witter
Mis en ligne le 11.02.2022
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