Balkans en tension
Bosnie : « Plus jamais ça » (bis repetita)
C’est un bruit de fond, une sorte de rumeur, qui parcourt les réseaux sociaux et les conversations en Bosnie-Herzégovine. Une inquiétude un peu incrédule, qui l’emporte parfois sur la lassitude énorme des Bosniens devant le marasme où est plongé leur pays1. Des graffitis au pochoir : « Je suis pour la paix » sur les murs de Ferhadija, la principale rue commerçante de Sarajevo. Le niveau de violence des discours politiques qui augmente soudain, et les nationalistes qui passent progressivement des points de non-retour…
Les touristes qui piétinent le pont de Mostar reconstruit, ou zigzaguent d’un pub de Sarajevo à l’autre, en ont peu conscience, mais les progrès ont été maigres depuis la fin de la guerre en 1995. Et la lassitude a peu à peu éteint les espoirs de réconciliation. Le pays reste en effet soumis à l’usine à gaz ethnocratique née des accords de paix de Dayton, qui entérinent sur le terrain les conquêtes de l’agresseur serbe (orthodoxe) et le « nettoyage ethnique » des Bosniaques (musulmans). La Bosnie est ainsi partagée en deux « entités » (voir carte ci-dessous) : la Republika Srpska, (serbe), et la Fédération de Bosnie-Herzégovine (bosniaque et croate). Ennemis jurés d’une Bosnie multiethnique, les nationalistes à la tête de la Republika Srpska n’ont pas renoncé à leur but de guerre : l’indépendance et le rattachement à la Serbie. Sur cette partie du territoire bosnien, une autre vision du monde s’est mise en place sous l’influence des médias à la botte du régime, tournée vers la Serbie et la Russie, fantasmant les Bosniaques comme une improbable tribu djihadiste. Vingt-cinq ans que la question se pose : combien de temps ça dure, l’après-guerre ?
Depuis cet automne, le leader nationaliste de la Republika Srpska Milorad Dodik, arrivé au pouvoir en 2006 et habitué des rodomontades sécessionnistes, a brusquement changé de braquet. Il faut dire que l’environnement s’y prête2. Autour du Premier ministre hongrois Viktor Orbán, une nébuleuse de kleptocrates ultraréacs se ferait bien les dents sur la Bosnie, petit État à majorité musulmane, faible et sans alliés. En première ligne, le président de Serbie Aleksandar Vučić, qui sème la zizanie dans les pays voisins au nom de la défense des minorités serbes ; la Croatie se tient en embuscade, toujours prête à récupérer un os qui tomberait de la table – quitte à l’aider à tomber.
Autour du Premier ministre hongrois Viktor Orbán, une nébuleuse de kleptocrates ultraréacs se ferait bien les dents sur la Bosnie, petit État à majorité musulmane, faible et sans alliés.
Par ailleurs, Dodik est aux abois après une gamelle aux élections municipales de 2020 et une lourde défaite symbolique, à l’été 2021, lorsque le Haut représentant international3 Valentin Inzko a interdit la négation du génocide de Srebrenica, refrain favori des nationalistes serbes. Le satrape contre-attaque en octobre et réclame le retour à la lettre de Dayton, c’est-à-dire le détricotage de toutes les mesures prises depuis 1995 pour rapprocher les deux « entités ». En jeu, la récupération par la Republika Srpska de son administration fiscale et de ses biens forestiers et agraires (par ici la monnaie...), et surtout de son système judiciaire et de son armée. L’inquiétude est réelle. Dodik roule des mécaniques, évoque la mise en place de contrôles de police autour de Sarajevo et l’expulsion par la force des troupes fédérales.
En décembre, il passe la seconde. Le parlement de la Republika Srpska ouvre une période de six mois au terme de laquelle le gouvernement devra présenter les lois nécessaires à son projet. La population ne sait pas sur quel pied danser : la rhétorique nationaliste est si routinière que peu croient à la guerre – mais beaucoup rappellent qu’en 1992 non plus, personne n’y croyait. Pendant les fêtes du Noël serbe, début janvier, la tension explose. Dans le Sandžak, région à majorité bosniaque de la Serbie voisine, des bandes défilent en chantant « Tirons sur les mosquées ! » et des flics en vacances sont filmés en train de brailler des chants appelant à infliger aux musulmans locaux le sort des victimes de Srebrenica. Juste après Noël, le 9 janvier, c’est aussi la « fête nationale » (et illégale) de la Republika Srpska. « Pour la plupart des Serbes de Bosnie, ce n’est qu’une fête populaire, une sorte de 14-Juillet », raconte la photographe Jeanne Frank, qui y assistait cette année (voir photo). Cette fois, cependant, Dodik met en scène dans sa capitale Banja Luka une démonstration de force, et la télé locale retransmet un flippant défilé de véhicules blindés et d’uniformes rutilants, survolés par des hélicoptères. L’événement est abondamment relayé par une multitude de fils Twitter abasourdis. Aux côtés des dignitaires locaux, le député européen du Rassemblement national (RN) Thierry Mariani a emmené une délégation française. La nuit venue, une horde de hooligans manifeste bruyamment en hommage au « boucher des Balkans », Ratko Mladić. Idem dans la petite ville de Prijedor, dont le nom évoque certaines des pires exactions commises par l’armée serbe dans les années 1990, et habitée par une importante minorité bosniaque. La guerre est-elle inéluctable ? À cette question, Aline Cateux, correspondante du Courrier des Balkans à Sarajevo, rappelle volontiers qu’elle n’est pas Madame Irma. Ce que, d’après elle, on peut raisonnablement craindre en revanche, c’est une escalade sporadique, des provocations de la police serbe, surarmée et composée de nombreux vétérans de l’armée génocidaire, et des attaques isolées de membres de la minorité bosniaque de Republika Srpska, par exemple dans la région éminemment symbolique de Srebrenica…
Citoyens et commentateurs essaient de décrypter cette vaste partie de billard à mille bandes, où les acteurs tiennent leur jeu couvert. La Serbie et la Croatie défendent officiellement l’intégrité territoriale de la Bosnie tout en soutenant les sécessionnistes sur le terrain. En Serbie, les médias proches du régime feignent d’observer de loin une situation qui ne les concernerait pas vraiment. En Croatie, le président Zoran Milanović accumule les déclarations provocatrices (du genre : « Il y a génocide et génocide »), dont la presse fait ses choux gras.
À Sarajevo, les Bosniaques livrés à eux-mêmes espèrent l’intervention de grandes puissances divisées et attentistes. Comme aux pires heures de la guerre. Les médias et les réseaux sociaux relaient et décryptent les moindres déclarations des diplomates qui se succèdent dans les Balkans et soufflent le chaud et le froid. En visite en Bosnie en décembre, le coprésident des Verts au Parlement européen, Thomas Waitz, affirme avoir reçu l’assurance de l’Otan qu’en cas de besoin, 6 000 hommes pouvaient être déployés sur le terrain en 24 heures. L’Allemagne et le Royaume-Uni condamnent clairement Dodik et le menacent de sanctions. Mais la France s’en tient au service minimum et l’Union européenne persiste à s’appuyer sur les différents leaders nationalistes au nom de la « stabilité régionale », tandis que son commissaire à l’Élargissement, le Hongrois Olivér Várhelyi, soutient Dodik en douce.
Pour mieux observer la situation, on prend un peu de recul dans les musées de Sarajevo. À la Vijećnica, l’ancienne bibliothèque nationale incendiée en 1992 par les Serbes, des aquarelles du début du XXe siècle montrent la vie quotidienne d’une ville cosmopolite, où les paysans orthodoxes fêtent Pâques sur la place du bazar, sous les yeux placides de bourgeois autrichiens. Dans la salle voisine, d’immenses photos de charniers documentent le travail du tribunal pénal international de La Haye. Pour relier ces deux séries d’images, on se déplace au musée historique, où une photo montre les regards stupéfaits de ces manifestants pacifistes, au premier jour de la guerre, qui constatent qu’on est en train de leur tirer dessus. Dans une autre salle, cet appel des Sarajéviens assiégés aux Occidentaux : « En 1945, vous disiez “Plus jamais ça”. Mais en Bosnie, c’est “ça” qui se passe ! » « Ça » menace, à nouveau.
1 Voir l’article « Sarajevo : rester, résister », CQFD n° 205 (janvier 2022).
2 Sur la crise actuelle et son contexte international, lire le remarquable rapport d’Aline Cateux et Loïc Trégourès« Bosnie-Herzégovine : vers un éclatement du pays ? », sur le site de la Fondation Jean-Jaurès (13/01/2022).
3 Plus haute autorité constitutionnelle en Bosnie-Herzégovine, le Haut représentant international dispose de pouvoirs discrétionnaires, qui l’autorisent à démettre tout responsable et à annuler toute loi qui menacerait la paix ainsi qu’à prendre toute décision nécessaire à sa mise en œuvre.
Cet article a été publié dans
CQFD n°206 (février 2022)
Dans ce numéro qui fait sa fête à Blanquer, un dossier sur « les prolos invisibles de l’éducation nationale ». Mais aussi : un détricotage de la Macronie sécuritaire, un entretien anthropologique sur le règne des frontières, une plongée en bande dessinée sur la question du « rétablissement » en psychiatrie, des vaccins communards, des Balkans en tension et des auteurs de science-fiction qui jouent aux petits soldats.
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°206 (février 2022)
Par
Illustré par Jeanne Frank
Mis en ligne le 11.02.2022
Sur le même thème
Dans CQFD n°206 (février 2022)
Derniers articles de Laurent Perez