À première vue, Višegrad (Вишеград en serbe cyrillique) est une petite ville paisible, qu’il fait bon arpenter d’un pas folâtre et gaillard. Traversée par la belle Drina, entourée de massifs verdoyants, cette bourgade d’environ 6 000 habitants située dans l’est de la Bosnie – la Serbie est à deux pas – dégage une atmosphère bucolique, sereine. Cerise sur le décor, elle abrite l’un des deux monuments du pays classés au patrimoine mondial de l’Unesco : le pont Mehmed Pacha Sokolović, ouvrage du XVIe siècle, aussi impressionnant que symbolique. Enfant de la ville, feu l’écrivain Ivo Andrić, prix Nobel de littérature en 1961, y voyait le symbole de la cohabitation apaisée des communautés de la ville, notamment des Serbes orthodoxes et des Bosniaques musulmans.
« On dirait, écrivit-il [1], que sous les arches amples du pont blanc coule et se déverse non seulement la verte Drina, mais aussi tout ce paysage harmonieux et parfaitement domestiqué, avec tout ce qu’il abrite, et aussi le ciel méridional au-dessus de lui. » Bref : des faux airs de paradis. Si bien qu’on s’étouffe un chouïa en lisant le commentaire d’un journaliste de Vanity Fair décrivant en un article récent [2] « une ville crasseuse, pauvre et déprimante ».
« Crasseuse, pauvre » ? Loin d’être le cas. Mais « déprimante » : pas faux, à condition de connaître l’histoire du lieu. Justement celle que la ville et ses habitants s’échinent à dissimuler. Car Višegrad est parvenue à planquer sous le tapis mémoriel urbain ce que d’autres villes bosniaques – à commencer par Sarajevo et Srebrenica – ont le courage d’affronter : un passé baignant dans le sang.
Pendant le conflit yougoslave (1992-1995), la ville et ses environs ont en effet été le théâtre de massacres systématiques des populations musulmanes par des soldats et policiers serbes fanatisés. Selon le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), ceux-ci ont fait plus de 2 000 victimes, dont des centaines de femmes et d’enfants.
Au temps pour le bucolique.
Amnésie urbaine
Le pire ? On peut très bien parcourir Višegrad et passer à côté de tout ça. Pas de monument notable, ni de musée. Aucun signe de ce passé soigneusement occulté par la municipalité et les habitants. La proportion de musulmans vivant ici est passée de deux tiers de la population en 1991 à moins de 1 % en 1997 ? Pas grave : il suffit de faire comme si de rien n’était. Et tant pis si les deux mosquées pourtant reconstruites n’accueillent pas un pelé – et pour cause.
Dans un charmant petit bar donnant sur la Drina, quelques habitants du coin ont beau se montrer chaleureux envers les touristes, ils rechignent à parler des « événements ». Certes, il y aurait eu des massacres, ils ne le nient pas. Mais enfin, « tout le monde sait que la main de la CIA n’y est pas étrangère »... Et puis, disent-ils, il n’y avait pas que des saints dans le camp d’en face (ce n’est pas faux, mais pas ici). D’ailleurs, les bombardements du Kosovo par l’OTAN montrent bien que... Bref : circulez, il n’y a rien à commémorer.
Des associations de victimes ont certes tenté de réagir, faisant notamment bâtir un petit monument dans l’excentré cimetière musulman pour signaler les exactions. Las : la municipalité a envoyé en 2014 des agents effacer à la ponceuse le terme « génocide » qui y était apposé [3]. On ne fait pas plus symbolique. Juste à côté, des dizaines et dizaines de tombes ornées d’un croissant et d’une date de décès identique, 1992. Pas loin, un grand drapeau serbe claque au vent, triomphant.
« Je ne savais pas qu’on pouvait tout nettoyer et faire comme si de rien n’était », s’indigne à juste titre un personnage des Femmes de Višegrad [4]. Ce film raconte l’histoire véridique d’une touriste ayant séjourné dans un hôtel des environs sans savoir que de terribles exactions y avaient été commises : environ 200 femmes bosniaques ont été violées et massacrées dans l’établissement. Apprenant la vérité à son retour en Australie, elle décide de revenir enquêter sur place, où police et population lui mettent des bâtons dans la caméra.
Si le film a contribué à faire connaître les massacres de Višegrad, le touriste de passage peut toujours séjourner dans l’hôtel en question en ignorant tout de son passé. Niché dans un creux de forêt, le Vilina Vlas a en effet tout de l’hôtel-spa de base, luxueux et mastoc, sans attrait particulier. Banal, en somme. Nulle plaque ne rappelle les atrocités qu’il a abritées, ni à l’extérieur ni à la réception. Glaçant.
Andricgrad – Disney sur Génocide
En cet après-midi d’automne, Ivo Andrić baisse la tête, l’air piteux. Autour de lui, un parvis clinquant et laid, des boutiques vides, des façades en toc, des touristes enchaînant les selfies. Ça fait quelques années qu’il trône ici, statue symbole du projet mégalomane du célèbre Emir Kusturica, et déjà c’est visible : l’écrivain n’en peut plus de ce rôle qu’on lui fait endosser.
C’est le 28 juin 2012 qu’a été fondée Andrićgrad (traduction : la ville d’Andric), bled artificiel trônant en plein de cœur de Višegrad. Aux commandes de ce délire urbanistique censé restituer le Višegrad d’antan, le réalisateur deux fois primé à Cannes, mégalomane en chef et fervent orthodoxe (pour ne pas dire nationaliste serbe [5]) : Emir Kusturica, donc. Pris de folie des grandeurs, il a investi son énergie et une partie de sa fortune dans le projet [6]. Addition globale : environ 20 millions d’euros.
Cher payé, tant chaque pas dans ce village Potemkine de l’identité serbe hérisse le poil. Tout ici est choquant. Le portrait de Poutine genre pop-art dans le café principal, accroché à côté de celui de Gandhi (bah tiens...). L’égotique fresque surplombant le théâtre, où l’on voit un Kusturica souriant participer à un tournoi de tir à la corde [7], sous le regard de naïades en robes blanches s’ébrouant dans un verger. La gigantesque église orthodoxe surplombant la Drina. La statue de Petar II Petrović-Njegoš, prince-évêque du Monténégro de 1830 à 1851, chantre de la nation serbe et poète épique ayant ainsi évoqué le récit d’une victoire sur les Turcs : « Nous avons fait brûler les maisons turques / Pour qu’il n’y ait plus de restes ni de traces de ces serviteurs du diable. » Et tout à l’avenant, réécriture de l’histoire de la Bosnie-Herzégovine sous la seule lumière serbe.
Se balader à Andrićgrad, c’est rapidement s’étouffer. Tout est toc et artificiel, mélange de cafés hors de prix, de boutiques débiles, de faux artisanat, de souvenirs pour touristes. Voulant rendre hommage à un écrivain cher à son cœur, Kusturica l’a doublement trahi. En niant sa vision multiculturelle de la Bosnie (aucune trace de mosquée dans son parc d’attractions, bien sûr). Et en le plongeant dans une atmosphère mercantile dénuée de la moindre profondeur.
À la sortie de ce Disneyland pro-serbe, difficile de ne pas ressentir un profond dégoût pour un projet aussi manipulateur, dans une ville qui devrait justement accueillir des espaces de commémoration. Et les mots de la réalisatrice des Femmes de Višegrad viennent se planter dans le crâne : « Le village de Kusturica ? Ça revient à construire une galerie d’art à Auschwitz. »