« C’est un travail atypique de documentaire commencé par Simon », me raconte un Thomas Azuelos encore tout débraillé, installé à une table d’un rade du quartier de La Plaine. Le dessinateur parle de Simon Rochepeau, le scénariste de L’Homme aux bras de mer. Celui-ci a commencé à plancher sur le sujet en 2013, après avoir été alerté par un journaliste suivant le procès à Rennes de trois pirates somaliens. Pourquoi Rennes ? Parce que l’unité de la marine nationale qui est intervenue en 2009 sur le Tanit, voilier pris en otage au large de la Somalie, venait de Bretagne. Il s’agissait des commandos de marine de Lorient.
« Mohamed Mahamoud, le personnage principal de notre bande dessinée, était le seul a parler quelques mots de français. Et Simon a senti que ce pirate était un peu accompagné. » Le scénariste a alors rencontré ses soutiens : Maryvonne, Mina (de Un Toit pour tous, une association qui loge les réfugiés sans droit en Bretagne) et un bon avocat commis d’office. « Il lui a rendu visite en prison et en a tiré un texte littéraire, un palimpseste choral raconté par plusieurs personnages. J’ai ensuite réalisé un storyboard à partir de ses longs monologues poétiques, et on l’a envoyé aux personnages pour approbation. Même le mari de Maryvonne, Roger, a accepté. » Ce dernier n’est pourtant pas forcément bien traité dans la BD : il y incarne plutôt le beauf de l’histoire et porte le discours du français moyen. Ce qui permet de comprendre le plaidoyer.
La première partie du livre évoque l’attaque du Tanit puis la prison, tandis que la seconde phase se déroule au sein de la communauté Emmaüs de Rédéné, qui a accueilli Mohamed à sa sortie de taule. Thomas Azuelos s’y est rendu, et a aussi passé deux semaines dans la communauté Emmaüs Saint-Marcel, à Marseille, pour comprendre le recyclage et la vie des compagnons. À Rédéné, ceux-ci n’ont pas toujours été tendres avec Mohamed. C’est plus qu’une fraternité bourrue. Le racisme est parfois fort.
« Mohamed est un personnage qui glisse, emporté par les événements, d’une prison à l’autre. » Ce qui explique le choix du travail à l’aquarelle dans l’album. « Avec ma palette graphique, j’ai créé une typographie pour les textes. Je l’ai ensuite imprimée en A3, avant de la reprendre sur une table lumineuse avec un mauvais papier qui boit beaucoup. Je voulais qu’on sente la flotte. » Quelques planches sont réalisées à la plume, mais tout le travail d’Azuelos tient dans cette glissade vers le malheur.
Il a fallu un an de travail acharné au dessinateur pour boucler ces 141 pages, qui racontent aussi la naufrage d’un pays subissant les ravages du capitalisme. La Somalie et ses côtes sont devenues le déversoir des déchets toxiques du monde entier, la pêche industrielle a conduit les pêcheurs à se faire flibustiers et un tsunami a parachevé l’horreur. L’itinéraire du pirate Mohamed donne à cette histoire une couleur d’amertume, un je-ne-sais-quoi d’existence gâchée par le marché. Une histoire de bras de mère.