Cap sur l’utopie

Marx est-il le fossoyeur de l’utopie ?

Une petite flânerie dans deux ouvrages fort dissemblables travaillés par le désir de chambouler le monde.

Tout d’abord, L’Histoire de l’utopie et le destin de sa critique (éditions Sens & Tonka) par l’utopitologue chevronné Miguel Abensour à qui l’on doit, notamment, deux implacables classiques, Le Procès des maîtres rêveurs1 et L’Homme est un animal utopique2, mais aussi un appel délicieux à la subversion facétieuse, Rire des lois, du magistrat et des dieux. L’impulsion Saint-Just3, sorti quasi confidentiellement en 2005.

Un des objectifs du professeur Abensour, c’est de démontrer que Marx n’est pas le fossoyeur de l’utopie qu’on prétend, lui qui a su si bien distinguer les utopies « qui ne sont que l’ombre portée de la société présente », comme disait Proudhon, et les utopies à beaucoup d’égards révolutionnaires qui sont « des expressions imaginatives d’un monde nouveau », telles celles de Robert Owen et de Charles Fourier. Miguel Abensour a beau jeu de montrer que les «  discours critiques bourgeois » dont Marx était contemporain relevaient d’une lourdaude conception anti-dialectique et nouillement évolutionniste de l’histoire alors que dans ses écrits et proclamations, lui, Marx, restituait aux utopies qu’il auscultait toute leur originalité subversive et que c’est avec son truculent « tranchant révolutionnaire » qu’il décryptait leurs visions. Ce qui ne sera pas le cas de la plupart des futurs critiques des utopies, marxistes ou non, qui s’abaisseront à traiter les bâtisseurs de cité idéales de «  chiens crevés » (sic).

Une autre source d’excitation dans le traité d’Abensour : les pages enivrantes sur l’agitateur anar Joseph Déjacque, le fricasseur de L’Humaniphère, qui aboutit à une « conception insurrectionnelle de l’utopie », et sur Blanqui qui aboutit, lui, à une « conception utopique de l’insurrection », les deux positions forniquant dans la Commune de Paris. « Pendant soixante-douze jours, la Commune fit passer dans les faits et éleva à un niveau supérieur l’intentionnalité positive des grands utopistes », « inaugurant une pratique utopiste nouvelle » : l’art de concrétiser les rêves libérateurs.

On peut certes avoir l’impression de planer moins haut en feuilletant le Diony-Coop – Des coopératives alimentaires autogérées dans le 9-3 (Éditions Libertaires) du déluré camarade Jean-Claude Richard puisqu’on est immergé là jusqu’au trognon dans la grande poésie lyrique du « poids exact, bonne qualité, juste prix ». Mais, les Mimiles, ne nous battons pas trop vite le mollet. La Diony-Coop, ce n’est évidemment pas le Sanhédrin gastrosophique phalanstérien ou les semailles d’attractions passionnelles de Fourier. Mais, telle quelle, dans sa réalité bien prosaïque et foutrement terre-à-terre, c’est déjà la réalisation enjouée d’une choucarde utopie puisque grosso modo cette expérience implique :

■ un rapprochement sympatoche producteur-consommateur.

■ Le rejet du parasitisme patronal et de toutes les espèces de goules intermédiaires. D’où, pour le consommateur, des éventails plus larges et des prix moins âpres. Et la disparition du « crédit usuraire » dont sont victimes les plus pauvres.

■ Le dégommage des hiérarchisations et des prérogatives. La fin des prises de pouvoir. L’apprentissage des décisions collectives.

■ L’aide matérielle aux malchanceux. Les distributions de nourriture lors de mouvements de grève.

À nous bien entendu de veiller à ce que le commerce équitable ne devienne pas un cérémonial religieux crapoteux de plus, à ce que le coopérativisme alimentaire ne se bureaucratise pas misérabilistement ou ne sombre pas dans le boyscoutisme humanitaire. Et surtout, à ce que les Diony-Coop portent bien leurs noms, c’est-à-dire, puisque la révolution sera une féérique bacchanale ou ne sera pas, à ce qu’elles soient également l’antre de la dionysiaque copulation perpétuelle.


1 Sulliver, Cabris, 2000.

2 Sens & Tonka, 2003.

3 Éditions Horlieu.

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