Machines à saloper ou à détourner ?

Avez-vous dans votre bibliothèque (à moins que vous ne viviez dans les arbres de la ZAD du Testet) L’Âme de l’homme sous le socialisme, ce stupéfiant chef-d’œuvre du livre d’inadhérence aux normes fricassé par Oscar Wilde en 1891, réédité aux Mille et une nuits ainsi qu’aux Carnets de l’Herne1.

Après avoir filé une belle giroflée aux réalités sordides de la société victorienne (la misère matérielle et intellectuelle des ouvriers, le culte du veau d’or et des possessions, le règne du paraître, de l’hypocrisie, du conformisme, la sanctification de la virilité, de la famille, de la religion, du sport). Après avoir défini férocement la démocratie (« le bâtonnement du peuple par le peuple et pour le peuple ») et avoir dénoncé un grand soir prolétarien qui déboucherait sur une « caserne industrielle », une tyrannie collectiviste, une négation dialectique des désirs individuels. Après s’être gaussé de la charité ordinaire qui « abaisse, démoralise » et encourage la soumission. Après avoir bien souligné, du bout des lèvres et un verre de cherry brandy à la main, que, pour lui, la vraie révolution, ce n’est pas de sacrifier ses inclinations égoïstes au profit d’une société vertueuse, mais c’est tout au contraire de magnifier ce qu’il y a de plus égoïste en nous, de plus personnel, de plus subjectif, de plus libidinal dans un monde réinventé  : le monde du complet épanouissement de chacun. « La réalisation de soi-même est le premier but de la vie. » « La forme de gouvernement qui convient le mieux à l’artiste est l’absence totale de gouvernement. » « L’homme ne vaut que dans ses libres associations. »

Après toutes ces fracassantes mises au point, L’Âme de l’homme sous le socialisme félicite tout d’abord les meilleurs parmi les pauvres d’être «  ingrats, gloutons et désobéissants », applaudit ensuite les agitateurs « si essentiellement nécessaires » semant le mécontentement partout puis s’en prend violemment à toute forme de travail ne procurant pas du plaisir. « Tout travail monotone, ennuyeux, tout travail impliquant des contacts répugnants, des conditions déplaisantes, devrait être accompli par la machine. Les machines doivent travailler pour nous dans les mines de charbon, assumer les services d’hygiène, chauffer les vapeurs, nettoyer les rues, transmettre les messages sous la pluie, se charger de toutes les besognes fastidieuses ou déprimantes. (…) ­L’esclavage humain est odieux. L’avenir du monde dépend de l’esclavage mécanique.  » Et c’est là évidemment qu’Oscar, surnommé le poète au tournesol, soulève des tempêtes en milieu rebelle. C’est en proposant tout à trac comme les abondancistes des années 1970, Jacques Duboin et Cie, et comme les situs dans quelques-uns de leurs premiers textes traitant de l’automation généralisée, La Grande relève des hommes par la machine (1932).

Je suis persuadé, pour ma part, qu’on peut être, fût-ce au prix d’acrobaties vertigineuses, à la fois wildephile et proluddite, qu’on peut sans se renier tantôt bousiller impitoyablement des machines et tantôt les mettre au service des conseils d’anti-travailleurs qui s’annoncent. Le débat est lancé. Les jeux ne sont pas faits.


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