Rencontre avec le collectif des travailleurs/euses du livre de Toulouse
« Lutter à partir des métiers du livre »
C QFD : Pouvez-vous nous raconter quand et pourquoi vous avez lancé ce collectif ?
Mathilde : Cela fait un an environ que nous avons impulsé des réunions mensuelles regroupant plusieurs personnes travaillant dans divers métiers du livre. Il y a des libraires, comme nous deux, venant de petites et grandes librairies, des éditeurs non salariés parce qu’engagés dans une perspective militante, une assistante éditoriale, des traductrices, un correcteur, un représentant, un critique littéraire, etc.
Lucas : C’est venu d’une prise de conscience à travers nos engagements, au fil des rencontres et des témoignages recueillis avec des précaires dans le monde de l’édition ou de la librairie. Il y a aussi un héritage direct du groupe des 451 (voir ci-dessous) qui a amorcé pas mal de questions importantes concernant le devenir de l’économie du livre. De nouvelles structures éditoriales arrivaient aussi depuis quelques années, avec des propositions passionnantes et originales, tandis que des oligopoles se consolidaient : il semblait donc logique et bienvenu de rassembler des personnes issues des métiers du livre. Cela dit, les 451 ont mené une réflexion au niveau macro, tandis qu’à Toulouse, nous sommes partis du micro, de là où l’on travaille. Le livre est bien une marchandise, mais toute la contradiction tient dans le fait que nous essayons au quotidien de ne pas le considérer comme tel. On passe notre temps à écrémer les rayons remplis d’objets marketing plus que de livres.
M : On avait en effet envie de nous regrouper autour de la question des conditions de travail. Je suis pour ma part syndicaliste à la CGT, et il me tient à cœur de penser les choses à partir de mon quotidien de travailleuse du livre. Depuis de la situation de chacun, quelles luttes peut-on construire ? À la CGT, un libraire rentre dans la case « Commerces et services », idem chez Solidaires. Il y a bien la Filpac-CGT (Fédération des travailleurs des industries du livre, du papier et de la communication) pour les imprimeurs ou les correcteurs, mais pas pour nous. C’est un peu frustrant de ne pas pouvoir se retrouver au sein d’une même fédération avec des personnes du même métier, ou du même secteur, et c’est une des raisons pour lesquelles la création de notre collectif s’est imposée. En face, il y a le SLF, le syndicat patronal de la librairie, qui a pignon sur rue, et s’octroie un droit de regard sur les principales formations professionnelles.
Vous menez aussi une critique et une enquête sur les institutions de formation ?
M : Pour les librairies, c’est un des nœuds du problème. Le patronat oriente le métier vers des pratiques qui contentent les employeurs. Ce sont eux qui définissent la maquette et les contenus du programme, dans l’objectif de former leurs futurs salariés. Ce qui n’a rien à voir avec la formation de futurs libraires, c’est-à-dire de personnes autonomes capables un jour peut-être d’ouvrir leur propre librairie.
L : Dans les autres structures de formation type IUT, associés à l’université, l’organisation et les perspectives sont un peu différentes, mais concrètement : on forme des vendeurs.
M : Il n’est jamais question d’étudier le droit des salariés, ce qui mène des primo-travailleurs en situation d’exploitation sans qu’ils puissent en prendre la mesure. Quand j’étais étudiante à l’INFL (Institut national de formation de la librairie), après plusieurs demandes, quelqu’un est finalement venu présenter la convention collective du secteur, mais c’était un membre du SLF ! De fait, les patrons de librairie au conseil d’administration de l’école s’opposent formellement à l’intervention de syndicalistes au sein de l’école.
Quels sont vos autres axes de critique ?
M : Les syndicats existants ne sont pas du tout adaptés aux nouveaux statuts qui concernent de plus en plus de monde, par exemple le recours exponentiel aux autoentrepreneurs. Nous sommes tous travailleurs au sein de la même chaîne du livre, et au final, on ne se connaît pas, on évolue dans des sphères très cloisonnées. Le premier objectif du collectif était donc de se retrouver entre personnes issues de différents métiers et de partager nos expériences de travail. Comprendre les logiques internes de chaque métier, et les problématiques qui se tissent d’un métier à l’autre. Avoir conscience de ce que vit un traducteur quand on est libraire, un libraire quand on est représentant diffuseur, un imprimeur quand on est éditeur, etc. Et faire cela au niveau local, en parlant de ce que chacun vit dans sa boîte, ou chez eux s’ils sont en indépendants. En apprenant ce que fait l’autre et comment il le fait, quel statut il a choisi ou il s’est vu imposer, quels obstacles pose tel interlocuteur, etc., on dessine les solidarités concrètes que l’on peut mettre en marche à l’intérieur d’un métier, comme en relation les uns avec les autres.
L : Un livre qui a une raison d’être, c’est une voix, qui porte et parle directement aux gens, qui d’une manière ou d’une autre les libère. Comment vendre cette voix qui est aussi une marchandise sans vendre son âme, c’est là toute la difficulté et la beauté du métier de libraire. Les éditeurs sont aussi pris dans le mécanisme imposé par les diffuseurs distributeurs qui exigent au moins 8 à 12 parutions par an, pour faire du chiffre. Si tu n’en sors pas autant, tu n’es pas diffusé, donc pas visible, et tu ne peux pas te développer et vivre de ce métier qui prend du temps quoi qu’il arrive. Donc cela donne des livres qui ne voient le jour que pour faire du volume et de la vente accompagnée de publicité. Un des sens de notre métier est donc de faire ce tri, d’avoir cette acuité militante.
Mais vous subissez vous-mêmes des situations de conflit salarial ?
M : Souvent les choses sont plus larvées et compliquées que ça. Nous travaillons par exemple dans une petite librairie, avec un gérant avec qui on peut discuter, et qui se donne lui-même à fond pour pérenniser le lieu. Mais attention au mythe de la grande famille du livre, où on s’entraide, on s’écoute : il reste toujours des espaces de coercition, des circulations de pouvoir, même si le patron est sympa.
L : Une autre question est celle du travail gratuit volontaire, par passion. Des correcteurs ou des maquettistes qui ont des compétences, de la reconnaissance dans leur domaine, mais qui ne peuvent pas trouver un boulot payé parce qu’ils travaillent pour de toutes petites structures de bénévoles. Cela donne une sorte de paraprofessionnalisme non rémunéré. Même les libraires, qui sont salariés, bossent régulièrement à l’œil sur des festivals, des soirées, des événements...
M : Travailler dans une toute petite entreprise en décourage aussi plus d’un pour faire grève, par exemple lors du dernier mouvement social. On se dit qu’on va mettre ses collègues en difficulté, alors on va en manif et en action sur son temps de repos. Comme on trouve un sens politique à notre travail – vendre des livres engagés en opposition aux grandes surfaces de la culture –, on veille à ce qu’il perdure.
L : Il y a aussi le discours récurrent « Tu as de la chance de bosser dans le milieu du livre, tu ne vas pas te plaindre pour quelques heures en plus, c’est passionnant comme métier ! Tu ne vas pas en plus demander d’être payé ! » On te joue la carte de la valorisation sociale du métier, des contacts faciles qu’on y fait, mais ce sont quasiment exclusivement des gens ultradiplômés qui sont payés au Smic. Comme si création rimait avec autoexploitation. Ce qui se passe dans le monde du livre résonne avec ce qui arrive dans le reste de la société : la précarisation avec la multiplication de petits contrats de très courte durée, l’atomisation des travailleurs/euses, les alternances subies entre emploi et non emploi, les liens entre attachement affectif, passion et exploitation, etc. La petite différence est que le monde du livre aime à se gargariser du fait qu’on y serait plus militant, plus à gauche, plus humain, plus politisé, mais le constat de notre collectif est tout l’inverse. Sans voix collective et puissante pour dénoncer tout cela, on va vers plus d’invisibilité et d’acceptabilité des rapports de subordination, au prétexte de la taille des structures et de l’engagement – dans le discours – des patrons.
Quelles actions menez-vous ?
M : Nous lançons des séances d’autoformation sur les conventions collectives, sur le droit du travail, sur ce que la loi Travail peut changer dans nos métiers, et d’autres questions juridiques. On fait du parasyndicalisme, car il manque une forme d’organisation, qu’on l’appelle syndicat, collectif ou autre, à même de créer des rapports de force en cas de conflit, d’offrir une base d’informations sociales et juridiques et de pouvoir faire émerger publiquement les problématiques et les injustices liées à nos métiers.
L’idée est aussi de se mettre en lien avec d’autres initiatives qui se penchent sur la question des nouveaux types de mise au travail et de précarité. Par exemple à Toulouse, on suit la voie du collectif de précaires de l’éducation qui s’est monté l’année dernière. L’assemblée de luttes (AG de luttes 31) née pendant le mouvement social du printemps 2016 repose aussi sur ce constat que ce qui nous rassemble, ce n’est pas le métier que chacun fait, mais le statut de précaire, étranger aux formes traditionnelles de syndicalisme. Plusieurs actions ont été menées en ce sens : des piquets de grève qui dépassaient les logiques corporatistes et voyaient se mêler postiers, précaires de l’éducation et d’ailleurs, étudiants, chômeurs, etc. Peu à peu, on essaie de dépasser la logique de l’usine occupée par ses travailleurs, pour entrer dans une communauté partageant la même galère et bloquant des cibles partagées.
L : Ce qui serait chouette, ce serait que d’autres collectifs dans d’autres villes se créent. Que cinq ou six personnes se regroupent, montent un collectif et se coordonnent. Et puis, pourquoi pas, que l’on fonctionne en réseau d’une ville à l’autre. Avec des problématiques propres, et d’autres plus communes et générales.
Contact : collectif.livre.toulouse@riseup.net
Les 451
Suite à L’Appel des 451 publié dans Le Monde en septembre 2012, ce groupe a mené plusieurs enquêtes sur l’économie du livre, et organisé des rencontres en France, en Espagne ou en Italie visant à réunir des travailleur/euses des différents métiers de la chaîne. Le texte La querelle des modernes et des modernes permet notamment de mieux comprendre le livre comme une marchandise prise dans l’économie libérale contemporaine, et donne des pistes de lutte. L’idée principale est de ne pas séparer l’édition critique de l’agir révolutionnaire : publier de belles idées peut s’accompagner de pratiques cohérentes. Les 451 (température à laquelle brûlent les livres dans le roman de science-fiction Farenheit 451 de Bradbury) sont en sommeil depuis mars 2014. Jusqu’au grand incendie ?
Textes disponibles sur : <[les451.noblogs.org-> https://les451.noblogs.org/]>
Cet article a été publié dans
CQFD n°146 (septembre 2016)
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Paru dans CQFD n°146 (septembre 2016)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 18.03.2019
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