Des livres et des luttes
« J’ai appris à écrire, et bougrement bien. Des oiseaux et des trucs dans ce goût-là ; pas seulement de l’écriture de mots. Mon père serait pas content s’il me voyait sortir un oiseau comme ça d’un seul coup de crayon. (...) Les fantaisies de ce genre-là, ça lui plaît pas. Déjà l’écriture, il aime pas ça. J’ai idée qu’ça lui fait un peu peur. À chaque fois que Pa a vu de l’écriture, y a toujours eu quelqu’un qui lui a pris quelque chose. »
John Steinbeck, Les Raisins de la colère, 1939.
Lire et écrire sonne encore comme l’un des premiers marqueurs sociaux, élémentaire écrémage pour séparer les aptes des inaptes, les sachants des ignares, voire les barbares des civilisés. Plus encore que le nom des rues ou les documents administratifs, l’épaisseur des livres, et les jargons dont ils s’arment, exclut et divise. Selon l’Insee, en 2014, 70% des ouvriers et des agriculteurs, et 40% des employés contre 20% des cadres n’avaient ouvert aucun livre. La « démocratisation » de la culture tant désirée par la gauche post-68 a augmenté les dividendes des Fnac et des Leclerc, pendant que les gens oubliaient de lire. Entre 1973 et 2008, le nombre des 15-39 ans lisant une vingtaine d’ouvrages par an a chuté de 38,5 à 14% pour les hommes et de 55,5 à 16,5% pour les femmes. Plus que jamais, passer la porte d’une librairie ou d’une bibliothèque de quartier, s’avancer nu dans ce silence sans corps, n’est pas donné à tout le monde.
La question n’est pourtant pas le livre en tant que tel, mais les pratiques sociales qui l’entourent. L’éducation populaire a su pour un temps casser l’élitisme du papier, et la lecture garde encore aujourd’hui sa promesse d’évasion. C’est avec des livres que les gens se sont organisés en communistes contre le capitalisme, en anarchistes contre l’État, en rêveurs contre les tristesses du réel. Ce n’est donc pas du livre qui domine dont ce dossier parle, mais de celui qui rassemble, et de celui qui lutte.
Pris dans les logiques de la modernité, le monde de l’édition ressemble fort à l’accaparement des terres du roman de Steinbeck, avec le sinistre épuisement des sols que nous vivons aujourd’hui. Depuis l’après-guerre, la concentration du marché n’a cessé de s’affirmer, laissant de grandes entreprises (Voir la cartographie p. VI-VII du dossier dans le journal papier) avaler les maisons d’édition qui brillaient plus par leur originalité ou leur liberté éditoriales que par leur prouesses comptables.
Puis, le secteur de la logistique, activité à faible valeur symbolique ajoutée, a fini par s’imposer comme arbitre du marché. Que ce soient avec Amazon ou les géants de l’édition qui s’équipent d’un puissant outil de distribution, les lois de l’entrepôt ont triomphé1. Le marketing gouverne la production de livres, avec ses cost-killers, super-managers, directeurs financiers... Et comme en agriculture, on n’hésite pas à surproduire pour saturer le marché et mieux vendre, quitte à anticiper la destruction des produits surnuméraires2. Bref, dire que la mainmise des gestionnaires sur le monde de l’édition menace l’imagination et la critique contenue dans les livres relève du doux euphémisme.
Et ces chantres du libéralisme charrient leur chagrin : les logiques du travail à la tâche et à la journée rappellent les misérables heures de la paysannerie d’antan. Les métiers du livre s’organisent aujourd’hui comme un grand laboratoire de l’exploitation moderne : le statut d’autoentrepreneur permet un salariat déguisé – bon marché et docile–, les contrats d’embauche et les CDI se font de plus en plus rares, le travail à domicile via Internet empêche toute solidarité entre travailleurs et toute lutte collective en cas de conflit... La rémunération symbolique sert alors à justifier les salaires au lance-pierres, et l’usage banalisé du paiement en droits d’auteur (moins onéreux en charges patronales et n’ouvrant à quasi aucun droit social) pour à peu près tous les métiers (correcteurs, graphistes, maquettistes, etc.) permet de combler les brèches. En somme, l’économie des belles lettres carbure à la crasse précarité.
Aussi le monde du livre pourrait-il être un autre laboratoire, celui des luttes sociales à venir, des organisations loin des syndicats à papa qui ne parviennent pas à penser l’en dehors du salariat et de l’usine. À travers des témoignages de libraires, d’éditeurs ou de distributeurs engagés, des rencontres avec des collectifs de précaires et des reportages dans des lieux menacés, ce dossier explore cette piste : penser l’écrit comme une libération de la parole révoltée.
1 En 2009, les dix plus gros diffuseurs-distributeurs de livres représentaient 95 % du marché. Et ils réalisaient plus de quatre milliards d’euros de chiffre d’affaires, soit près du double de celui des 10 000 éditeurs français, et à peu près autant que celui des 15 000 librairies du pays.
2 « Le pilon ne constitue pas seulement la sanction d’une mévente. L’éclatante réussite d’un auteur produit autant de pilonnage que l’échec. Cela fait partie d’une stratégie délibérée de surproduction. Il n’est pas rare qu’un éditeur prenne dès le départ le parti de faire imprimer des milliers de livres pour les pilonner. Car leur rôle consistera à impressionner, à donner le sentiment de l’importance de l’œuvre. Il faut se montrer, faire masse dans les Fnac, écraser la concurrence par le poids. L’entassement de 100 000 livres sert à en faire acheter 50 000. Les 50 000 autres seront broyés. Car le pilon coûte moins cher que le stockage. Il rapporte, même : 100 euros la tonne de papier. », « Le cauchemar du pilon », Pierre Jourde, Le Nouvel Observateur, 30 oct. 2008.
Cet article a été publié dans
CQFD n°146 (septembre 2016)
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Paru dans CQFD n°146 (septembre 2016)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Brecht Evens
Mis en ligne le 03.09.2016
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