Livreurs autonomes : La rue est leur usine
Dans les rues des grandes villes, ils moulinent sec sur leurs vélos. Et prennent parfois de sacrés risques pour tenir les délais. Pourtant, ces livreurs ne sont pas salariés : les plateformes les appellent « partenaires » et leur imposent le statut de micro-entrepreneur. D’où des protections sociales quasiment inexistantes. Et des rémunérations toujours revues à la baisse.
Longtemps silencieux, les livreurs ne se laissent désormais plus faire. Ces parfaits représentants d’un prolétariat ultraprécaire en forme de rêve macronesque s’organisent. Et luttent : grèves et manifs se multiplient. Pour en parler, les aminches de la revue Jef Klak ont invité des livreurs, membres du collectif Clap, le 11 mai dernier1 dans la librairie Le Rideau rouge à Paris. Voici une version abrégée de leurs interventions et échanges avec le public (une version longue sera publiée d’ici peu sur le site de Jef Klak).
Clap de début
« Le Clap, c’est le Collectif des livreurs autonomes de Paris. On s’est cassé la tête pour trouver un acronyme sympa. On était partis au départ sur le Slip, le Syndicat des livreurs indépendants parisiens, mais on a finalement décidé d’éviter que ça ne fasse trop blague.
Le collectif est en partie né du mouvement contre la loi Travail – Myriam El Khomri n’a sans doute pas conscience des solidarités et rencontres qu’elle a contribué à faire naître… C’est sur la page du groupe Facebook Blocus Paris, destiné à coordonner des actions, que les premiers membres du Clap se sont rencontrés. Fin mars, nous avons commencé à nous réunir à la Bourse du travail. Ça a fait boule de neige. »
Ô capitaine…
« Avant le Clap, il existait un collectif nommé Coursiers, qui comptait près de 1 500 membres fin 2016. Quand Take Eat Easy a baissé le rideau2, une faillite largement médiatisée, les plateformes de livraison ont pris conscience de la capacité de nuisance de ce collectif. Foodora a alors chargé certains de ses “livreurs d’élite”, qu’elle appelle militairement “Capitaines”, de troller le groupe Facebook. Ils devaient nous saper le moral, en mode “les capitaines sont là et vous surveillent”.
Le capitaine, c’est le représentant de la plateforme parmi les livreurs. Un leader supposé, même si lui aussi est micro-entrepreneur. À l’origine, son rôle était de faire remonter les doléances des livreurs, ce qui n’a jamais été le cas. Par contre, quatre d’entre eux ont suffi pour troller totalement le groupe Facebook, à tel point que nous avons dû en créer un autre. Ce qui illustre les limites du militantisme numérique. Et la nécessité d’aller sur le terrain, au contact des livreurs. L’un d’entre nous s’est ainsi rapproché de la CGT, qui lui a donné les moyens de mener un tour de France de la livraison cycliste. Le Clap est en partie issu de cette expérience, il est né sur le terrain autant que sur le Net. »
Éviter le contact
« Avant le collectif, certains allaient régulièrement se plaindre dans les bureaux de Deliveroo, pour des problèmes de paie ou de commandes à rallonge. Si les salariés nous envoyaient chier, ce n’était pas totalement inutile : on les emmerdait, on les ralentissait. Petite victoire. La plupart des salariés sont des comptables, ils ne sont pas formés pour faire du social avec les livreurs. Et chaque jour, ils devaient gérer une cinquantaine de collègues leur demandant des comptes. En réaction, la direction a réduit le nombre de jours d’ouverture – pour Deliveroo, c’est désormais trois après-midi par semaine.
Résultat : on n’a plus de contact. Quand on y va, on doit pianoter sur une tablette à l’entrée pour justifier notre visite. Si la machine juge notre demande inutile, elle nous renvoie à une adresse mail. D’où l’importance du Clap. Il nous permet de rester motivés. Et c’est plus difficile de se débarrasser d’un collectif sans visage que d’un individu – quand un livreur dérange, il est déconnecté de la plateforme et ne peut plus travailler. C’est pour ça que nous restons discrets, que nous ne donnons pas nos noms. Ça montre aussi que le Clap ne repose pas que sur nous. Si nous ne sommes plus là, d’autres continueront la lutte. »
Pas de bénéfices
« Les plateformes communiquent beaucoup dans les médias, insistant sur certains chiffres : nombre de commandes, de clients, de livreurs. Mais elles ne donnent jamais leur chiffre d’affaires. Parce qu’elles perdent de l’argent. Elles vivent en fait des levées de fonds, les investisseurs pariant sur la casse du salariat. Ils se disent que d’ici dix ans, les coûts salariaux seront réduits à zéro. C’est le modèle Uber.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Uber organise parfois des tournées en banlieue, pour trouver des chauffeurs. Pour une entreprise de ce genre, le chômage structurel des jeunes représente une véritable manne. Elle débarque dans les quartiers et fait sa pub : “Engagez-vous, vous aurez un costume et une cravate…” »
La rue pour usine
« Lors d’une manif à Paris en mai, les livreurs ont défilé derrière la banderole “La rue est notre usine”. C’est exactement ça. Nous sommes des ouvriers, selon l’Insee. Et nous passons notre temps de travail dans la rue. À la différence de l’usine, nous n’avons pas un lieu précis de travail, où nous croiser et donc nous organiser. Mais il existe des lieux de rassemblement, définis par les plateformes : il s’agit des épicentres des points de connexion. Soit les endroits où les livreurs se connectent à l’appli pour prendre connaissance de la prochaine commande.
La première contestation chez Take Eat Easy est née ainsi. L’épicentre des restaurants partenaires se trouvait alors place de la République. On s’y retrouvait parfois à une quinzaine – un jour, on a même compté 27 livreurs ! On en profitait pour discuter, pour se plaindre du fait qu’on gagnait moins. Et nous avons commencé à nous organiser.
Avec ces métiers, le ver est en partie dans le fruit. Le fait qu’on soit mobiles et qu’on puisse se rassembler dans la rue permet de créer du lien. Les plateformes essaient d’exploser le salariat en indépendantisant les gens. Mais un côté social resurgit toujours chez ceux qui font le même métier, surtout s’il est risqué. Il existe un vrai esprit de corps chez les livreurs. »
Moyen d’action
« Notre outil de travail peut servir d’arme. Comme à Marseille en mars, face à Deliveroo : une quinzaine de livreurs ont décidé de réagir à une baisse marquée de la tarification de la livraison. Ils ont bloqué quatre restos marseillais, empêchant les autres livreurs de prendre livraison des commandes. Résultat : un beau bordel. Deliveroo a dû gérer le mécontentement des clients, puis les rembourser. Elle a aussi dû rembourser les restaurateurs, qui avaient préparé les repas.
Quatre restos bloqués, ça n’a l’air de rien. Mais Marseille est une ville où le marché de la livraison est encore jeune : il n’y a que 40 restaurants partenaires. En bloquer 10%, c’est déjà beaucoup. Surtout que le mouvement a pris : les livreurs débarquant devant les piquets se mettaient en grève à leur tour. Ça n’a évidemment pas plu à la plateforme, qui a débranché les contestataires dès le premier soir. Sans avoir les moyens de ses ambitions : les livreurs désactivés faisaient partie de ceux qui travaillaient le plus, si bien que la plateforme a annulé leur déconnexion dès le lendemain. Le mouvement a continué, et Deliveroo a finalement craqué.
Ce type de protestation se généralise, avec des grèves en Angleterre, des manifs en Allemagne, des blocages en Italie… À chaque fois, une soirée suffit à mettre une pagaille monstre. C’est révélateur de la fragilité de cette économie : quinze mecs bloquent quatre restos, et boum l’appli est dans la merde. »
Propos recueillis par Jef Klak.
Avec le concours de Jean-Baptiste Bernard.
1 2017. Note du webmaster.
2 Voir l’article en ligne sur jefklak.org : « Prends-le cool. L’exploitation à bicyclette ». En juillet 2016, cette plateforme de livraison de repas à domicile a été placée en redressement judiciaire, mettant la clé sous la porte. Avec l’entreprise allemande Foodora et l’anglaise Deliveroo, Take Eat Easy faisait partie des leaders du marché. Mais la boîte a échoué à trouver des capitaux supplémentaires, après deux premières levées de fonds de 16 M€ chacune.
Cet article a été publié dans
CQFD n°157 (septembre 2017)
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Paru dans CQFD n°157 (septembre 2017)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Baptiste Alchourroun
Mis en ligne le 10.02.2018
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