Mouvement social guyanais

Les oubliés du fleuve

L’enclavement du sud de la Guyane (quinze jours sans Internet) a empêché CQFD d’inclure à son dossier Dom-Tom du mois de juin le point de vue de Thibaut Lemière. Cet instituteur syndiqué à Sud-Éducation a participé à la grande grève du printemps, ainsi qu’aux négociations de Cayenne. Voici son témoignage en différé.
Par Globe Trottoir

« Le mouvement social du printemps est arrivé chez nous avec un certain retard, vu notre isolement. Il n’y a pas de route, on ne peut venir à Maripasoula qu’en avion ou en pirogue. Et les télécoms, comme tout le service public, laissent grandement à désirer, encore plus que sur la côte. » Thibaut Lemière est professeur des écoles dans « la commune française la plus étendue, mais aussi la moins peuplée », située au sud-ouest de la Guyane. Originaire de métropole, il a précédemment enseigné à Mayotte. Et a fait partie de la délégation envoyée fin mars à Cayenne par le Collectif Lawa, regroupant les habitants du fleuve Maroni, pour négocier avec la ministre des Outre-Mer. « Nous avons rejoint la grève sur le tard, mais notre mouvement a été plus populaire et uni, plus homogène que sur le littoral, où le patronat local (TPE et PME) tenait assez fermement les rênes du mécontentement. Sans oublier les revendications sécuritaires des 500 frères, à Cayenne, et de Trop de violence, à Kourou. Leur mouvement était plus corporatiste, sectoriel, structurel. »

Stratégie du blocage

L’autre composante importante du mouvement de ce printemps, c’était le rôle moteur d’un syndicat du secteur de l’énergie, très présent à Kourou. Et surtout, celui de l’Union des travailleurs guyanais (UTG), équivalent de la CGT en métropole, mais avec une claire sensibilité indépendantiste : le drapeau de l’UTG est le même que le drapeau nationaliste, devenu célèbre lors du mouvement social de 1997-98. « Contrairement aux autres leaders du mouvement récent, l’UTG a de longue date une forte assise populaire. Ce qui lui a permis de lancer, le 27 mars, un premier appel à la grève générale intercatégorielle, relayé ensuite par Solidaires. »

Une des particularités de ce mouvement tenait à la stratégie choisie, celle du blocage. « Déjà en 2009, des blocages avaient duré 15 jours, quelques semaines avant la grande grève du LKP de Guadeloupe. » Bloquer les administrations et les carrefours, « ça permet au personnel de participer au mouvement sans se déclarer gréviste, sans perdre son salaire ». Stratégie qui a aussi le mérite de mettre à nu les contradictions de classes existant au sein du mouvement. À terme, la paralysie engendrée ne peut qu’entrer en opposition avec les intérêts de la bourgeoisie locale… « Mais comme le mouvement a réussi assez vite à asseoir la ministre et le préfet à la table des négociations, ces tensions n’étaient pas encore trop vives. Mieux encore, Les “500 Frères” et Trop de violence se sont alignés sur les demandes sociales en matière de santé, d’éducation… Au fil des jours, leur discours sécuritaire et xénophobe a fini par passer au second plan. » Le rapport de force est ainsi devenu plus favorable au mouvement populaire.

Une question qui divise

Quant à la sensibilité indépendantiste de l’UTG, « elle trouve un écho paradoxal chez certains patrons, qui rêvent d’une logique de zone franche pour la Guyane… Je pense pour ma part que ce dévoiement de la question sociale a contribué à l’essoufflement du mouvement, soutient Thibaut. La question de la subordination coloniale est complexe, et il faut faire la différence entre décolonisation et indépendance. Car pour la majorité des Noirs-marrons et des Amérindiens, il est clair que la Guyane est un territoire administré de manière coloniale ; c’est sur l’après-décolonisation que les points de vue divergent. Pour beaucoup, décolonisation signifierait égalité réelle entre ultramarins et métropolitains, et non pas un statut autonome voulu par le patronat ou une indépendance défendue par une partie de la communauté créole. Le discours nationaliste a atteint ses limites et la fracture s’est faite, comme à Mayotte, sur l’après-décolonisation. Il est en tout cas indéniable que la question du changement de statut de la Guyane a divisé profondément le front social. »

Cette question, qui ne figurait pas dans les revendications de départ, a semblé surgir par calcul politique. Pourtant, lors des législatives de juin 2017, aucun candidat nationaliste n’a été présenté – contrairement à la Nouvelle-Calédonie, où des indépendantistes ont remporté plusieurs sièges. Seul un candidat se réclamant du mouvement social, syndicaliste de l’UTG, a eu leur soutien, plutôt tiède. « Ceci n’est pas une opinion “d’expat”, se défend Thibaut. J’exprime là ce que j’ai pu recueillir des faits et des points de vue qui se sont exprimés au cœur du mouvement. Il faut voir les fissures provoquées par les questions de changement de statut de la Guyane, dont le corollaire a été la défection d’un certain nombre de leaders du Kollectif pou La Gwyane dékolé. » La question de l’autodétermination des peuples n’en demeure pas moins posée.

Clivages et préjugés

Revenons aux spécificités du Sud. « Chez nous, les Amérindiens ont participé au collectif des habitants du Maroni, sur la base de revendications communes, en dépassant les stratégies d’enfermement des logiques communautaires et identitaires. Notre collectif était intercatégoriel, intercommunautaire, avec des représentants de tous les habitants du fleuve. Au final, on avait un coup d’avance par rapport au littoral, plus sectorisé et divisé. » Ce qui n’a pas empêché les préjugés de jouer contre eux. « À notre arrivée à Cayenne, on n’a pas été pris au sérieux, ni par le préfet, ni par le Collectif du littoral. On représentait la Guyane oubliée (soit près de la moitié du territoire), mais nous avons été amalgamés au “pôle autochtone”, catégorisés et minorisés, comme les Amérindiens et les Bushinengués 1… Alors que chez nous, on avait dépassé ces clivages ! »

À ce propos, Thibaut mentionne un exemple parlant : une vague de suicide touche la jeunesse du fleuve, mais seuls les suicides d’Amérindiens ont été médiatisés. « Le préfet est venu en hélicoptère, avec une cellule psychologique. Par contre, il y a quelques années, quand deux élèves du collège se sont donné la mort à quelques jours d’intervalle, silence ! » Le fait que les raisons de ces suicides plongent sans aucun doute leurs racines dans l’injustice sociale et l’abandon de la région est plus difficilement réductible par le paternalisme des autorités, plus à l’aise avec ces « pauvres indiens » inadaptés à la modernité…

Esprit de résistance

Le Sud guyanais est à la marge d’un territoire lui-même marginalisé par la métropole. « Le premier lycée est à Cayenne, à 300 kilomètres de Maripasoula ! La ville compte 8 000 habitants, avec un bassin de population d’au moins 25 000 personnes, mais il n’y a pas d’hôpital. Seulement un dispensaire, et une poignée de postes de santé implantés le long du fleuve, où le personnel tente de faire des miracles avec des bouts de ficelle. On n’a pas un seul ophtalmologiste, pas de dentiste, pas de maternité, juste quelques sages-femmes. Quand ça se complique, il faut évacuer par hélicoptère jusqu’à Cayenne. »

Lors des négociations du 1er avril, la Guyane a obtenu une rallonge budgétaire de deux milliards d’euros. « Mais l’ensemble des fonds et des projets structurels (routes, hôpitaux…) sont destinés au littoral. Aucun axe terrestre de désenclavement du Sud n’est à l’ordre du jour. » Malgré leur mobilisation, très peu d’avancées ont été obtenues par les gens du fleuve.

Que reste-t-il aujourd’hui de ce printemps ? « À Cayenne, le CHU Andrée-Rosemon était encore en grève il y a quelques jours. Ils ont tenu 70 jours – plus de deux mois de blocage ! » Et puis, l’esprit de résistance collective s’est renforcé. « À notre retour, les habitants de Maripasoula se sont sentis frustrés, mais pas démobilisés. Le Collectif est maintenu, des liens forts ont été tissés entre les gens, entre les communautés, les villages, sur la base d’une conscience commune de l’injustice qui nous est faite. » L’expérience vécue a laissé des traces dans le paysage. « La voix du fleuve a été portée par les habitants du fleuve. Le littoral a appris à ne plus parler à notre place. »

Propos recueillis par Bruno Le Dantec

1 Les Bushinengués (« gens des forêts ») sont des descendants d’esclaves marrons, enfuis des plantations du Suriname, qui fondèrent des républiques d’hommes et de femmes libres dans les profondeurs amazoniennes.

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