Du rêve au dégoût de l’armée

Les nouveaux déserteurs

On leur avait promis l’aventure. Ils ont récolté l’ennui des casernes et des patrouilles Sentinelle, les refus de permission, les brimades voire les coups. Puisqu’il est quasi impossible de résilier un contrat d’engagement, des milliers de jeunes militaires désertent. Un délit qui mène tout droit au tribunal. Instantanés d’audience à Marseille et à Lyon.
Par Gautier Ducatez

Pour Nolan, l’armée était « un rêve de gosse ». Les classes ? « J’ai kiffé. » Le désenchantement est venu plus tard, quelques mois après son affectation dans l’artillerie. « Pour te recruter, ils te vendent du rêve, des photos d’hélicoptère. Ils ne te disent pas que tu vas faire la boniche, passer ton temps à récurer l’escalier de la caserne avec les ongles pendant que tes chefs te disent que t’es qu’une merde. »

Un jour, la petite amie de Nolan a été hospitalisée pour une grossesse extra-utérine. On ne l’a pas laissé aller la voir. Le soldat n’était pourtant pas en mission de l’autre côté du globe. Sa section était en France, en exercice, jouant simplement à « bouffer de la terre ». Puis Nolan s’est blessé au genou : « Les sous-offs me disaient que la douleur était dans ma tête  ! » Dépité, fatigué de ses collègues « cassos » (« cas sociaux ») qui tuent l’ennui en picolant, Nolan finit par ne pas rentrer de permission. Il est signalé déserteur.

Ce 17 février 2020, au tribunal de Marseille, Nolan attend son procès. En théorie, il risque trois ans de prison ferme. Pendant l’état d’urgence, assimilé à un temps de guerre, les déserteurs risquaient dix ans de cabane.

Il n’existe plus, en France, de tribunaux militaires à proprement parler. À la place, il y a des chambres spécialisées, où des magistrats civils jugent les infractions commises par les bidasses dans l’exercice de leurs fonctions et les affaires strictement militaires. Cet après-midi-là à Marseille, sur huit affaires examinées, six concernent des désertions. Le quota habituel.

« Ils m’ont forcé à enlever mon attelle »

Voici le premier prévenu. On l’appellera William. Au terme de son premier contrat d’un an, il a rempilé pour cinq années supplémentaires. Quelques mois plus tard, il a tout lâché. Lors de son audition par les pandores, il a indiqué qu’il n’était « pas fait pour l’armée » et qu’il voulait « reprendre ses études pour obtenir un bac scientifique ». À la barre, il explique qu’un jour, il s’est fracturé la main, mais que ses chefs l’ont « forcé » à enlever son attelle. William a tenté de négocier son départ avec sa hiérarchie : en vain. Dans l’armée, toute démission est soumise au bon vouloir du haut commandement. Cet agrément n’est presque jamais octroyé, car l’institution a tant de mal à recruter qu’elle refuse de laisser partir ses prises. Une seule solution : déserter.

Tout cela, la substitut du procureur de Marseille le sait. Mais elle fait la morale à William, évoquant la « désorganisation de l’armée » entraînée par ces fuites en série (près de 2 000 par an, selon des données obtenues en 2018 par Le Monde). Elle enchaîne : « Du temps du service national, l’engagement militaire était contraint. Aujourd’hui, c’est une armée professionnelle d’engagés volontaires. Monsieur l’a choisi, il a réitéré son engagement. Je requiers trois mois de prison avec sursis, pour qu’il comprenne les difficultés qu’il a pu poser. » Le jugement est mis en délibéré.

C’est au tour de Nolan, à qui la magistrate demande si, le jour où il a déserté, il avait conscience qu’il finirait devant un tribunal. Réponse : « À ce moment-là, on ne pense pas au risque pénal. Mais juste à soi, à sa santé. » La proc’ réclame trois mois de sursis.

Même peine demandée contre Esteban, rejugé en sa présence après l’avoir été en son absence : il n’avait pas reçu la convocation. C’est en se faisant embarquer pour un banal excès de vitesse qu’il a appris qu’il figurait sur la liste des personnes recherchées : sans le savoir, il avait ramassé trois mois ferme. D’après Élodie Maumont, avocate au barreau de Paris, il n’y a que quand le jugement est ainsi prononcé « par défaut », en absence du prévenu, que des peines d’emprisonnement ferme sont infligées à des déserteurs.

Arrive ensuite Rémi qui, au bout de six mois, a compris que la vie de caserne était « trop calme » pour lui. Puis Valentin qui, en trois ans de service, n’a fait « qu’une seule mission » – Sentinelle – et a sombré dans la dépression. Enfin, il y a Youssoufa. Lui avait déjà passé près de quatre années dans l’armée et n’était plus qu’à un an de la quille ; il a déserté pour rejoindre son amoureuse à l’autre bout de la France.

La parquetière est en mode automatique : sans prendre la peine d’argumenter, elle requiert trois mois de sursis pour tout le monde. Le tribunal ne s’embête pas plus : après un délibéré express, tous les déserteurs du jour écopent de deux mois de sursis.

Le tarif habituel

Contraire aux grands principes de la justice, cette non-individualisation des peines est des plus habituelles. Me Élodie Maumont se rappelle ainsi que pendant l’état d’urgence, le tarif standard pour les déserteurs, « c’était quatre mois de sursis. Maintenant c’est un peu moins. » Avec des juges qui se moquent bien de ce qui a poussé ces bidasses à fuir leur régiment : l’ennui, « les brimades », le racisme...

« Aujourd’hui, poursuit l’avocate, les jeunes veulent bien s’engager, mais pas à n’importe quel prix. Le problème, c’est aussi qu’on ne leur explique pas clairement qu’on ne démissionne pas de l’armée comme dans le civil. » Elle s’agace : » La désertion n’a rien à faire devant un tribunal correctionnel, on n’est pas en guerre, les temps ont changé. C’est reporter sur le service public de la justice un problème de ressources humaines : ce n’est pas son rôle  ! »

« J’aime bien t’insulter »

Ce 21 février, Me Maumont plaide au tribunal de Lyon. Sur vingt affaires militaires, quinze déserteurs. La plupart n’ont pas d’avocat. Ceux qui disposent d’un défenseur ouvrent le bal.

Le client d’Élodie Maumont n’est pas là. C’est un Breton. Dix jours après la naissance de sa fille, on l’a envoyé en Opex (opération extérieure) pendant quatre mois. Pour se rapprocher des siens, il a demandé une mutation : refusée. Il sollicite alors la résiliation de son contrat : refusée. Un jour, il obtient un quartier libre : son régiment de Haute-Savoie ne le reverra jamais. Lors de son audition, il expliquera que sa famille passe avant son travail. Le parquet s’en indigne : « Quand on s’engage, on doit tenir parole, d’autant que la formation est longue et complexe. Être père est évidemment un événement heureux… mais si en 1914 nos grands-parents étaient retournés chez eux parce qu’ils attendaient un enfant, où en serions-nous maintenant  ? »

Dans sa plaidoirie, Me Maumont rappelle l’absence de chauffage dans la chambrée de la caserne, les toilettes insalubres. L’échange houleux avec un sergent alcoolisé au petit matin. Ce chef qui crache : « J’aime bien t’insulter, ça me met de bonne humeur. » La désertion étant indéniable, l’avocate ne peut demander la relaxe : elle sollicite donc la dispense de peine (le prévenu est reconnu coupable mais pas sanctionné) ou, en cas de condamnation, la non-inscription de celle-ci au bulletin n° 2 du casier judiciaire. Les juges, tout en infligeant un mois de sursis au déserteur, rejetteront cette demande : pour exercer certains métiers ou pour adopter un enfant, l’ex-militaire devra en passer par une fastidieuse procédure d’effacement du casier.

Interdit d’enterrement paternel

Les affaires s’enchaînent. Voici Geoffrey, qui a perdu son père alors qu’il était en mission en Côte d’Ivoire : ses chefs ne l’ont pas laissé rentrer pour les obsèques. Voilà Marjorie, à qui l’on a promis un poste avant de lui en imposer un autre. Puis on voit défiler celui qui a subi du harcèlement, celui qui a été puni pour un formulaire d’arrêt-maladie mal rempli, tous ceux qui ont fini en dépression...

Les condamnations pleuvent : un, deux, trois, quatre ou cinq mois de sursis – peut-être piqués au vif par Me Maumont qui a dénoncé devant eux l’habituelle automatisation des peines et révélé notre journalistique présence dans la salle d’audience, les juges ont cette fois-ci varié leurs tarifs.

C’est au tour d’Éric qui, en pleine mission au Mali, s’est fait réveiller à minuit par deux petits chefs voulant lui casser la gueule. Il a porté plainte, mais c’est lui qui a pris quarante jours d’arrêt. « Militaire est un bon métier, explique-t-il au tribunal. Mais aujourd’hui, on ne trouve plus grand plaisir à servir son pays. Tout ça à cause de sous-officiers qui abusent de leur pouvoir… » Le président l’interrompt : « Monsieur, on n’est pas là pour faire le procès de l’armée. » Le prévenu se tait. Un mois de sursis.

Clair Rivière
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