Les invisibles

par Efix

Pas toujours facile de parler de la sous-traitance dans une usine. Les salariés de ce secteur sont pourtant légion dans la chimie comme dans le nucléaire pour effectuer les tâches les plus complexes et les plus dangereuses dans des conditions de sécurité minimales. Les salariés sous-traitants sont majoritairement précaires, mal payés et ils disparaissent de l’usine sans qu’on sache très bien ce qu’ils deviennent. De plus, il est souvent difficile de rentrer en contact avec eux parce qu’il y a plusieurs niveaux de sous-traitance dans une même boîte.

Philippe Billard travaille dans le nucléaire depuis 1985, année au cours de laquelle il rejoint la centrale de Paluel (Seine-Maritime). Sa spécialité ? « Décontaminateur ». Un nom qui sonne comme une superproduction hollywoodienne mais la vérité est tout autre : Philippe intervenait dans des locaux où flottaient des poussières radioactives, au cœur de la centrale. Scaphandre et compteur Geiger obligatoires ! Mais, malgré toutes les protections, la radioactivité finit toujours par s’insinuer. « Je fais partie des travailleurs exposés, dit-il. Et, en tant que tel, je risque de développer un cancer d’ici quelques années. Il y en a pour qui c’est déjà fait. »

EDF affecte, chaque année, de 25 000 à 30 000 de ces travailleurs précaires aux tâches sous rayonnements. C’est un véritable scandale sanitaire : ils reçoivent 80 % de la dose collective annuelle d’irradiation et ils ne sont pas comptabilisés dans les études épidémiologiques1.

Philippe, avec sa longue chevelure d’indien, n’est pas du genre à se laisser faire. « Les sous-traitants sont devenus les garants de la sécurité des centrales. Si nous souffrons, les agents EDF, mais aussi les consommateurs souffriront. » Il milite donc, à la CGT, et se fait élire délégué du personnel, puis au CHS-CT. Là, il lance des alertes sur des fuites d’uranium et exerce son droit de retrait. Il envoie des courriers à l’inspection du travail ou à la CPAM, lorsqu’il a connaissance de faits graves, pour que tout soit archivé, connu et utilisable en cas de préjudice. Il a même fait arrêter un chantier sur une tranche de la centrale pour cause de contamination grave à la légionellose.

Évidemment, ça ne plaît pas à EDF qui se plaint auprès de la société employant Philippe, Endel-GDF-Suez. Du jour au lendemain, son badge pour pénétrer dans les centrales est désactivé. Endel tente de le licencier mais l’inspection du travail refuse. Pourtant son employeur ne le réintègre pas à son poste, le force à rester chez lui puis le mute près du Havre pour l’isoler. Ses primes sautent (elles représentent un tiers de son salaire). Bref, depuis cinq ans, tout est mis en œuvre pour le casser, mais sa détermination demeure inébranlable. « Je suis un grain de sable. Mais ce n’est pas parce qu’on est un petit qu’il ne faut pas s’attaquer au gros. »

Il a créé une association, « Santé, sous-traitance, nucléaire, chimie », s’exprime partout où il le peut. « Les conditions de travail se sont terriblement dégradées depuis une bonne dizaine d’années. Les contrats de sous-traitance sont renégociés tous les trois, quatre ans, et la sécurité des travailleurs et leur santé sont souvent trop considérées comme une perte de temps, donc d’argent. Nous voulons obtenir des dispositifs de soins, de surveillance et d’indemnisation des victimes salariées de la sous-traitance, un suivi médical à vie, ainsi que pour nos enfants qui sont les enfants de l’atome. Dès que tu sors de l’entreprise, ajoute-t-il, on t’oublie, t’as plus de suivi. »

Révolté atypique, il l’est aussi de par son histoire personnelle : adhérent au PCF, il milite pour la décroissance. De même, soutenu par leRéseau Sortir du nucléaire, pour lequel il intervient régulièrement, il dit que son rôle « n’est pas d’arrêter le nucléaire mais de faire en sorte que cette industrie soit plus sûre. »2

Au moment où vous lirez ces lignes, le tribunal des prud’hommes se sera prononcé sur son éventuel licenciement. Reste que Philippe vient de savourer une victoire. Il y a quelques mois, un de ses collègues se faisait contaminer par des poussières ionisantes à la centrale de Paluel. Alors que le patron refusait d’y voir un accident du travail et même punissait cet employé, Philippe l’a fait savoir. L’inspection du travail a dressé un procès verbal pour non-déclaration et le patron d’Endel vient de se faire convoquer par le tribunal de grande instance. Un premier cap dans la reconnaissance de la dangerosité de ce travail vient peut-être d’être franchi.


1 Annie Thébaud-Mony, « L’industrie nucléaire organise le non-suivi médical des travailleurs les plus exposés », in Imagine, mai 2007.

2 On peut voir et écouter Philippe Billard dans le film R.A.S. Nucléaire : Rien à signaler, d’Alain de Halleux, 2009.

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1 commentaire
  • 9 mars 2011, 11:54, par Robert


    En tant que travailleur intérimaire depuis longtemps, je connais bien la sous traitance dans les usines et je comprends parfaitement le message que vous faites passez dans votre article..

     

    Et une usine de fabrication de chaussures femmes n’est pas mieux qu’une autre..
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Paru dans CQFD n°86 (février 2011)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine

Par Jean-Pierre Levaray
Illustré par Efix

Mis en ligne le 09.03.2011