Morceaux choisis

« Le système de santé a happé Jean sans crier gare »

Pilier historique de CQFD, ami et camarade, Bruno Le Dantec publie un récit autobiographique aussi touchant que rageur : Et mon père un oiseau ? Il y conte la mort de son paternel Jean, auquel il n’a pu dire au revoir alors que le Covid avait plongé sur l’hexagone et son hôpital public en souffrance. Présentation et extrait.
Une illustration de Roxane Gay

C’est une histoire à la fois banale et édifiante, typique de cette période mortifère où les mots « covid », « confinement » ou « gestes barrières » s’étaient imposés dans le lexique. Rappelez-vous, il y a un siècle trois ans et des brouettes, les personnes âgées tombaient comme des mouches dans les Ehpad tandis qu’un gouvernement criminel continuait à sabrer cet hôpital public où l’on pratiquait le tri des malades. Pour Jean, le père de Bruno, cela a eu des conséquences funestes. Suite à une opération annulée pour cause d’engorgement hospitalier, il s’envolait sans que son fils puisse lui rendre visite – impossible adieu. Viendront ensuite les cascades de tracasseries administratives « [brouillant] le deuil et ses peines ». « Panne générale d’humanité », écrit Bruno, qui, pour conjurer la période et le chagrin, a décidé de les coucher sur le papier, polissant encore et encoreEt mon père un oiseau ?(Hors d’Atteinte, 2023.)jusqu’à estimer l’hommage assez abouti pour faire office d’épitaphe. « Comme si un mauvais génie s’acharnait à nier ton passage ici  », pose-t-il, tandis que la « deuxième vague » fait annuler un apéro en l’honneur de feu Jean. Alors il en retrace la vie, homme discret mais droit et passionné, qui à bien des niveaux a tant déteint sur lui : les émerveillements du minot devant le savoir naturaliste du padre, l’amour de Marseille la bigarrée, le nez sur un cap existentiel sans artifices qui le voit tutoyer rébellion et drogues avant de s’apaiser, « Bruno Future » délaissant finalement les escapades au Mexique en lutte ou en Angleterre punk pour s’enraciner sur la terre de Jean et de sa mère Andrée avec sa môme Marie. Là, il puisera dans la proximité de ses parents et des luttes locales un baume aux crissements du monde. Alors quand on a voulu lui kidnapper son père et sa mémoire, il ne s’est pas laissé faire, ces pages en sont la preuve. « J’aime imaginer ma mère comme une île. Et mon père un oiseau ? » Et les plumes de se dresser contre l’époque, poésie ou merle, kif-kif la belle rage.

Par Émilien Bernard
Morceaux choisis de Et mon père un oiseau

Automne 2020. Nous voilà de nouveau confinés après un été à l’air libre. Je noircis des pages et des pages de mon carnet, réécrivant dix fois le même paragraphe sous le coup d’une inspiration nocturne, ou matinale, au risque de radoter ad nauseam des obsessions inachevées. Ce récit s’en ressent encore aujourd’hui, même si je ne garde que ce qui exprime l’étrangeté dépliée à l’infini, le face-à-face avec soi-même, le huis clos imposé à une humanité forcée de se regarder le nombril, de s’inventer des plaisirs miniatures et des introspections aussi étouffantes que vertigineuses. Depuis sa chambre, Marie m’observe et se moque. Elle dit qu’elle ne sera plus jamais tranquille quand on ira à la montagne ensemble : je lui rappelle trop le Jack Nicholson (encore lui) de Shining, qui martèle cent fois la même phrase sur sa machine à écrire avant sa bouffée délirante et l’apothéose finale. J’écoute une radio publique qui s’échine à rendre supportable l’invivable isolement mais qui, par le ton, l’accent et le profil de ceux et celles à qui elle tend le micro, semble s’adresser en priorité à une bourgeoisie parisienne partie se confiner à la campagne. Grand bien vous fasse, annonce le titre d’une de ces émissions-cocons. Pour les questions économiques et régaliennes, en revanche, ça ne rigole pas, c’est la Pravda. Mon humeur fait des loopings. J’essaie d’écrire, puis j’abandonne. Je surfe sur Internet comme on boit pour (se sentir vivre et) oublier. J’ai besoin de raconter les derniers jours de mon père, mais le cœur n’y est pas – ou il y est trop. Je n’arrive de toute façon plus à écrire autre chose. Le trop-plein d’expériences et d’émotions partagées avec la bataille de la Plaine, le drame de Noailles et le soulèvement des Gilets jaunes m’a laissé exsangue, au bord d’une dépression rampante qui n’a jamais dit son nom. Je me noie dans l’écran de ce maudit MacBook qui me suit jusqu’aux chiottes et je tombe sur les “Grandes gueules” de RMC où est interrogé un certain Éric, formateur en clinique dans les Bouches-du-Rhône. “Ce qui est vraiment scandaleux, c’est qu’on nous dit ‘On doit faire un confinement pour éviter la surcharge du système hospitalier’, on est d’accord ?” Sur le plateau, les journalistes opinent du chef. “Mais ce qu’on oublie de dire, c’est qu’on parle de l’hospitalier public ! Et on oublie le privé ! Et les cliniques privées sont vides ! Il y a 115 000 lits dans le privé !” Une journaliste rappelle alors un fait qui me fait l’effet d’un coup de lame entre deux côtes : “Au premier confinement, ça a été exactement pareil, on a reçu le président des hôpitaux et cliniques privés, qui disait qu’on leur avait fait vider les hôpitaux et annuler toutes les interventions chirurgicales qui n’étaient pas liées à la Covid. Et en fait, on n’a absolument pas utilisé ces lits-là.” Ce qui est arrivé à mon père est expliqué là, en direct, le 28 octobre 2020 à 10 h 47. Dans son téléphone, Éric s’emporte : “Pourquoi l’hôpital privé n’est pas sollicité ? Sans doute pour une question de coûts. Et je ne sais pas si je fais bien de dire ça, mais j’ai quand même l’impression que ça arrange bien l’hôpital public.” Ou en tout cas ceux qui sont placés à sa tête pour le démembrer et aiguiller ses patients vers le privé. Mes parents ont vécu ce transfert sans qu’on ne leur ait jamais demandé leur avis. C’est alors qu’est survenue une pandémie mondiale et les belles cliniques ont regardé ailleurs, vers des clientèles solvables et friandes de soins dits de confort, rondement facturés à la Sécu. Pour l’anecdote, ce jour-là, des petites mains de RMC tweettent l’info pour faire le buzz et, dans leur hâte, se plantent : elles évoquent 115 000 lits en réanimation disponibles dans le privé, alors qu’il s’agit de 115 000 lits tout court. Ce qui permet ensuite aux chasseurs de fake news du ministère de la Vérité de disqualifier l’ensemble du propos. La pandémie s’est diffusée à la vitesse de l’éclair du fait d’un marché mondial à flux tendu, d’écosystèmes fragilisés, d’élevages concentrationnaires, de marchandises sillonnant en tous sens les océans, d’hommes d’affaires milanais de retour de Wuhan, de croisiéristes entassés par milliers dans des HLM flottants… Et le système de santé, qui décompensait sévèrement et compensait ses manques par une gestion erratique, a happé Jean sans crier gare. Foutus technocrates à l’âme roide. Jean était en fin de vie et s’est laissé partir. Il n’empêche qu’il a bien été trié, mis de côté. Pour que, finalement, on n’utilise même pas les lits et les équipements ainsi libérés. Jean n’est plus qu’un numéro dans la colonne de pertes de leurs statistiques de sociopathes. Bien en dessous de leurs chafouines courbes de croissance. Une chose est claire : mon père n’est pas mort du coronavirus, mais de tristesse. 

Bruno Le Dantec
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CQFD n°226 (janvier 2024)

Dans ce numéro de janvier, on essaie de ne pas se laisser asphyxier par l’info. Au programme, on décortique l’antisémitisme à gauche et on tend l’oreille vers la réception de la guerre en Palestine aux Etats-Unis. On fait le point sur le mal-logement qui grimpe, mais on parle aussi des luttes locales pour reconquérir l’urbanisme et nos villes et on se balade au Salon des minéraux, un exemplaire de Barge dans la poche.

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