Le kiosque à paroles

Ça devait être ce qu’on appelle une « cabane », un article sur un lieu d’expérimentation sociale au quotidien. Et puis blam, au beau milieu de la conversation, on apprend que l’endroit va fermer. Rencontre avec Sophie, kiosquière du boulevard Salvator, à Marseille.

Aller chercher son canard au kiosque de Sophie, c’est à coup sûr tomber au beau milieu d’une discussion et de grands éclats de rire. « C’est un lieu de vie, ici, je ne vends pas des patates ! » Un lieu de rencontres improbables, de conversations imprévues : « Du fait qu’on travaille dans la rue, les gens n’ont pas à entrer, on est directement dans la ville. C’est le dernier des lieux de proximité, et il y a des idées qui surgissent. Parfois, des mini-débats s’improvisent : hier quelqu’un est parti sur un fervent plaidoyer de la littérature contemporaine. Au bout d’un moment, on n’arrivait plus à suivre ! »

Ce n’est pas tout à fait un hasard si ça se passe ici. Sophie, elle a quinze ans de kiosque. « Au début, je voulais prendre une librairie, mais je n’avais pas assez de sous. Et puis, je me suis passionnée pour la presse, malgré les conditions de travail moyenâgeuses. » La presse, oui, mais pas celle où « ils écrivent tous la même chose de la même manière. J’ai essayé de développer des revues qu’on ne trouvait pas ailleurs, qui proposent quelque chose de différent en termes d’écriture et de contenu. » Et il y a sur ses linéaires à peu près tout ce qui se fait d’intéressant dans la presse indépendante, littéraire ou artistique. Une médiathèque informelle a même vu le jour : « On s’est mis à se prêter des bouquins et des DVD, à se faire découvrir des auteurs. Au départ, c’était spontané. Mais, petit à petit, on s’est tous mis à s’échanger des tas de trucs. »

Quant aux conditions moyenâgeuses, mis à part l’exiguïté, les horaires, la température et la manutention : « Il devait y avoir des soi-disant “états généraux de la presse” qui n’ont rien donné. Tous les jours, je reçois des quantités astronomiques de magazines imposés par les grands groupes d’édition. Ils se moquent qu’il y ait ce qu’on appelle du ‘‘bouillon’’, des invendus : pour eux, l’important, c’est que les publicités soient vues. Et puis ça représente des prélèvements énormes sur le compte, parce qu’on fait l’avance. On signe un contrat faustien avec eux. » Est-ce qu’ils ne se tirent pas une balle dans le pied en mettant la pression sur les kiosques ? « Il y en a beaucoup qui ferment, mais il y en a aussi beaucoup qui ouvrent sur des mini-périodes, parce que les gens s’aperçoivent vite que ce n’est pas rentable. Les groupes jouent sur un flux tendu de kiosquiers et puis, à côté de ça, ils vont ouvrir les rayons intégrés dans les grandes surfaces. » Mais il y a bien des syndicats ? « Il y en a un qui n’est pas trop mal. L’autre, il est inféodé à un gros distributeur : ils t’écrivent pour t’informer qu’ils vont prendre ta cotisation auprès de ton dépôt, et c’est toi qui dois faire une démarche si tu ne veux pas être affilié ! »

Alors le kiosque de Sophie va fermer aussi : « En ce moment j’ai l’impression d’être une mouche dans un verre d’eau, d’être enfermée dans un système que je ne maîtrise pas. C’est un métier qui est exaltant, mais je n’ai pas envie d’être une encaisseuse. Des clients m’ont proposé de faire une collecte, mais j’ai envie d’aller voir ailleurs si j’y suis. »

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Paru dans CQFD n°89 (mai 2011)
Dans la rubrique Ma cabane pas au Canada

Par Juliette Volcler
Mis en ligne le 20.05.2011