La montagne qui hurle

On ne sait pas très bien, au départ, où l’on se trouve : roman, autobiographie, reportage ? Et moins encore vers où l’on va. On est à Las Vegas en mai 2005, le jour du centième anniversaire de sa fondation. Il y a la foule, la télé, des néons qui clignotent et des déclarations enthousiastes. John D’Agata, prof d’écriture, vient d’arriver pour aider sa mère à emménager. Il ignore tout, lui aussi, de ce qui deviendra le véritable objet de son voyage : la découverte incrédule d’un projet d’enfouissement des déchets nucléaires de tous les États-Unis, à Yucca Mountain, à une centaine de kilomètres de Las Vegas.

De la fiction, ça n’en est pas. Pas plus qu’Onkalo, ce long tunnel à 500 mètres sous terre, que les Finlandais creusent à 300 kilomètres d’Helsinki pour y stocker aussi des poubelles radioactives – Michael Madsen y avait consacré un documentaire en 2010. On trouve dans les deux œuvres, le livre et le film, un traitement proche, au croisement du grand reportage et de l’imaginaire : on est à ce moment précis où l’humanité se retrouve piégée par ses propres rebuts devenus monstrueux, et elle ne sait pas y faire face autrement qu’en construisant de nouveaux monstres – ici une montagne, là une caverne, aménagées, high-tech, futurs sanctuaires de sarcophages dernier cri, censément inviolables. D’Agata prend les techniciens à leur propre jeu : c’est fantastique, mais au fait, en quelle matière fabriquer les fameux sarcophages, puisqu’on n’en a jamais testés sur une durée de 10 000 ans ? Et la pancarte d’avertissement, qui devra rester lisible tout ce temps-là, dans quel langage, avec quels signes la rédiger, où la placer ? Et les géologues, que pensent-ils de l’imperméabilité de la montagne ? Combien de convois radioactifs passeront chaque mois en plein cœur de Vegas ? Et comment fera-t-on en cas d’accident sur une des voies rapides de la ville ?

L’enquête s’entremêle avec un récit du Las Vegas contemporain, de la vie comme elle va au début du xxie siècle, de cette orgie d’enseignes, de chiffres, de listes, de lumières, de grandes certitudes et de petits arrangements, qui visent tous à nous empêcher de penser le non-sens où nous sommes. D’Agata prend certaines libertés avec les faits, il concasse, il synthétise, il télescope, pour mieux dire ce non-sens, mais il prend soin de lister ces arrangements à la fin du bouquin (BHL n’y avait pas pensé !).

Depuis la parution du livre, le site de Yucca Mountain a été retoqué – le site, mais pas le projet : il ne s’agit que de chercher un nouveau lieu.

John D’Agata, Yucca Mountain, Zones sensibles, 2012.

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