Du rap contre les frontières

Le flow de Moria

Coincé sur l’île grecque de Lesbos depuis deux ans, Mohamed Hussein, jeune rappeur afghan, a connu les épouvantables conditions de vie du camp de Moria. Ses morceaux sont la chronique des destinées brisées par la forteresse Europe.
Ruoyi Jin

Une dizaine de jours après le grand incendie des 8 et 9 septembre 2020, Mohamed et quelques potes se faufilent entre les barrages et les patrouilles pour parcourir les ruines du camp de Moria, sur l’île grecque de Lesbos. Après avoir été plus de 20 000 – au plus fort de la crise –, 13 000 exilés y survivaient encore au moment du sinistre, contraints à l’isolement par la flambée du Covid et entassés dans des conditions déplorables1. En septembre 2020, la « honte de l’Europe » était rayée de la carte par les flammes. Les exilés, eux, ont aussitôt été déplacés vers d’autres camps, guère différents, voire encore plus fermés.

Les pieds dans la cendre et le verre pilé, au milieu des containers cramés, des tôles à moitié fondues et des restes de ce qui fut, un temps, le plus grand camp de réfugiés d’Europe, le jeune afghan commence à rapper « au nom de la liberté ». Ça donne Dead Rabbits2. Un texte brut, scandé en farsi. Un cri de rage déclamé avec ses tripes et l’indescriptible colère accumulée pendant ses longs mois de descente aux enfers. « Nous sommes aussi des humains, quelle est notre différence / nous ne sommes pas des criminels ou des animaux / où est cette culture occidentale / où sont les droits de l’homme », débite Mohamed, face caméra, au milieu des décombres.


« Ce que j’écris, ce que je dis, c’est ce que j’ai devant moi. C’est ce que je vois, dans notre cage. Je ne cherche pas à faire des rimes, c’est juste l’horreur de notre vie », lâche-t-il des mois plus tard à la terrasse d’un petit café de Mytilène, la grande ville de l’île de Lesbos. À deux rues de là, le port et les embarcations de Frontex3 le font rire jaune : « Ces gros navires de guerre, là, ça ressemble à des bateaux pour venir en aide à des gens en mer  ? » Le jeune homme au regard noir porte une queue de cheval et une fine barbe. Une veste camouflage cache des avant-bras tatoués et des ongles vernis. Il fume lentement une des quelques cigarettes qu’il s’offre chaque jour. Il a 26 ans, et plus vraiment de rêves.

Un chaos nommé Moria

« Je suis venu en Europe avec des projets. Étudier l’astrophysique à l’université, faire de la musique, construire une vie, ce genre de trucs. J’ai tout perdu à Moria. Tout. Là-bas, la seule chose qui comptait, c’était : comment survivre  ? » Il y est resté coincé pendant neuf mois, en 2019. « Dans cet enfer », au milieu des tentes et des abris de fortune, des gosses à la dérive et des mères en détresse, rongé par la peur et bouffé par la haine. « Tous mes espoirs se sont effondrés là. J’avais des idées suicidaires. » Et de s’interroger : « Comment je pourrais avoir un enfant un jour et lui dire que les hommes sont capables de ça  ? Comment y croire après tout ce que j’ai vu  ? »

Ado, en Afghanistan, Mohamed est un jeune athée révolté, bien seul dans une famille croyante, menacé par le pire et rêvant du meilleur. Il écrit déjà un peu. Se remplit les oreilles de hip-hop, galvanisé par ceux qui rappent leur douleur et la noirceur de leur monde ; blasé par ceux qui s’inventent un style mi-gangsta, mi-bling-bling. Dans son coin il bidouille des sons et essaye d’y poser sa voix. « Je devais faire ça en cachette : mes paroles étaient contre les talibans, contre les fascistes, contre l’islam qu’on nous imposait... » Devenu adulte, son pays change, le ton de ses proches aussi. Mohamed est de plus en plus critiqué et rejeté. Menacé de mort par un de ses oncles proche des talibans, il prend la fuite en 2016, aidé par sa mère. Il rejoint l’Iran où il bosse comme un furieux dans des usines et met de côté le petit pécule indispensable pour prendre la route de l’Europe. Puis c’est la Turquie, après avoir traversé la frontière et s’être retrouvé « poursuivi par les policiers et leurs chiens pendant des heures, de nuit. On ne comprend pas vraiment ce qu’est une frontière tant qu’on n’a pas été frappé en essayant de la traverser ». À Istanbul, tout se passe mal. On le vole, il passe quelques jours en taule, ressort sans rien, galère et flippe d’être expulsé à tout instant. Il y restera deux ans avec « d’autres Afghans ».

Une nuit, à l’automne 2019, il embarque finalement dans un canot plein à craquer. L’île de Lesbos, porte de l’Europe, est à seulement quelques kilomètres de la Turquie. En journée, on devine ses côtes depuis la plage. L’embarcation passe six heures terrifiantes en mer mais finit par toucher terre. « On nous a tout de suite emmenés au camp de Moria. » Le chaos règne derrière les barbelés du bidonville, qui n’a plus du « centre de réception des demandeurs d’asile » que le nom. En neuf mois, son Europe idéalisée s’effondre. Pour tenir le coup, le jeune homme apprend l’anglais « à fond », fait un peu de traduction et se donne corps et âme à tous ceux qui l’entourent, jusqu’à l’épuisement. La matrice d’une grande colère : « Tous ces gens n’ont pas choisi de naître dans une zone de guerre. Ce n’était pas notre choix de fuir  ! J’ai fui pour survivre  ! On vient de la guerre, vous entendez ça, bordel  ? On vient de ça  ! Est-ce qu’on n’est pas humains  ? Ou est-ce qu’ils ne le sont pas, eux  ? », fulmine-t-il, ciblant autant les responsables européens, « les fascistes » et « les racistes » que « les jeunes Européens qui préfèrent se battre pour les animaux ». Avant de préciser : « Et pourtant je suis végétarien... »

Des mots sur les plaies

La nuit, l’horreur et la colère accumulées se transforment en mots, qu’il lâche d’un seul jet sur le papier. Des récits d’exil, de vies volées, de combat, de sang, de gamins coincés dans des barbelés. « C’est sous mes yeux, je n’invente rien. » Mohamed parle, écoute, se fait des potes. Plus tard, il pose ses mots sur des instrus, envoyées par des copains militants ou piquées sur internet. « Ce qui compte là-dedans, ce n’est pas la musique, mais que les gens entendent ce que je dis », insiste le jeune rappeur, tout près de sortir son premier album, bricolé dans un petit appartement de Mytilène. Ça s’appellera Interview, l’Europe et les réfugiés seront dans tous les morceaux. C’est en farsi, mais Mohamed – nom de scène MO ou Mohamad ou encore Mohamed, selon les jours – bosse sur les traductions en anglais. « Les gens doivent entendre nos histoires, c’est le plus important », répète-t-il encore et encore. « Le rap est politique, il doit servir à ça. »

Début octobre, il a attrapé un micro sur une scène pour la première fois de sa vie. C’était à Bineio, un grand squat de Mytilène, à l’occasion d’une soirée « Rap against borders ». Un concert de soutien aux six jeunes réfugiés déclarés responsables de l’incendie du camp de Moria et condamnés à des peines astronomiques4. Plus de 200 personnes étaient là. « L’union avec les gens, voir ce que la musique peut faire… C’était énorme  ! », dit-il. L’écho de la foule, reprenant Dead Rabbits avec lui. Une flamme commune. Un cri du cœur contre cette Europe et ces « politiques qui jouent avec la vie des gens, en prennent quelques-uns ou en enferment d’autres selon leurs besoins ». Quelques Afghans sont venus le voir à la fin, pour le remercier. Pour lui dire qu’il avait mis des mots sur leurs plaies. Et Mohamed de conclure : « Cette musique n’est pas la mienne, c’est juste nos putains de vies. »

Robin Bouctot

1 Lire à ce sujet : « À Lesbos, contre les barbelés de la mer Égée », CQFD n° 185 (mars 2020) et « Lesbos : une traînée de poudre qui n’en finit pas », CQFD n° 186 (avril 2020).

2 Produit par Heartboy et à écouter sur YouTube.

3 L’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, créée en 2004, pour protéger les frontières extérieures de l’espace de libre circulation de l’Union européenne.

4 En mars et juin 2021 ont eu lieu deux procès ayant abouti à la condamnation respectivement de deux mineurs afghans à cinq ans de prison ferme et de quatre autres jeunes Afghans à dix ans, ferme également.

Facebook  Twitter  Mastodon  Email   Imprimer
Écrire un commentaire

Cet article a été publié dans

CQFD n°204 (décembre 2021)

Dans ce numéro, un dossier « Santé connectée : le soin sans l’humain ». Mais aussi : des articles sur la traque des exilés à Briançon et des deux côtés de la Manche, une enquête sur le prochain référendum en Nouvelle-Calédonie, des dockers en lutte contre l’industrie de l’armement, une envolée médiatique vers les Balkans, des mouettes conchiant les fascistes...

Trouver un point de vente
Je veux m'abonner
Faire un don