Tirer sur l’ambulance

Le blues des infirmières scolaires

Au mois de janvier, les infirmières scolaires ont investi la rue pour dénoncer la gestion de la crise sanitaire dans les établissements scolaires. La pandémie n’a pourtant qu’aggravé l’existant : en sous-effectif constant, cela fait un bail qu’elles ne peuvent plus faire leur travail correctement. Résultat : des professionnelles en souffrance et des enfants qui trinquent.
Illustration de Juliette Iturralde

Quand Hélène Lauzière raconte en chiffres l’ampleur de sa tâche, on est pris de vertige : infirmière scolaire dans l’académie d’Aix-Marseille, elle jongle entre dix écoles maternelles, onze primaires et deux collèges, soit pas loin de 1 500 élèves en tout. Le quotidien d’Hélène n’a rien du cas isolé : c’est le lot commun des 7 700 infirmières1 scolaires françaises auxquelles est confiée la santé de 12 millions d’élèves. Avec le Snics-FSU, syndicat majoritaire dans la profession dont elle est secrétaire académique, Hélène a fait les comptes : « Nous avons évalué nos besoins à 23 000 infirmières. » On en est bien loin.

Alors, bon an mal an, elles assurent comme elles peuvent les consultations individuelles au sein des établissements scolaires.

Leur présence y est pourtant indispensable, tant elles font office de pilier de l’école. C’est en tout cas en ce sens qu’a été repensé leur métier en 1982 à la faveur de la restructuration du service de santé scolaire. Les infirmières quittaient alors leur « simple » rôle d’auxiliaires de soins chargées du dépistage des troubles physiques et d’actes de contrôle (peser, mesurer) pour se voir attribuer une fonction plus polyvalente reposant sur des missions ainsi définies par une circulaire : « Promouvoir la santé physique et mentale et développer une action sociale en faveur de tous les jeunes d’âge scolaire pour leur assurer une bonne insertion dans l’école ; permettre aux enfants et aux adolescents d’entrer dans le monde des adultes avec les meilleures chances d’épanouissement, professionnelles et humaines2. »

Besoin de temps et de confiance

Pour Hélène Lauzière et ses collègues, cette feuille de route est bien plus qu’une charte administrative et professionnelle : elle représente le cœur de leur métier. « Notre mission principale, c’est de viser la réussite scolaire et l’émancipation de tous, qui reposent sur la lutte contre les inégalités sociales et d’accès à la santé », explique l’infirmière. Elle poursuit : « On assure pour ça des soins infirmiers préventifs et curatifs, on met en place des actions d’éducation à la santé, on accueille, on conseille, on suit, on oriente. » Et d’ajouter : « Très souvent, les infirmières scolaires sont le premier personnel de santé auquel les élèves ont accès de façon gratuite et confidentielle sur leur lieu de vie. »

« Très souvent, les infirmières scolaires sont le premier personnel de santé auquel les élèves ont accès de façon gratuite et confidentielle sur leur lieu de vie. »

Or, depuis de nombreuses années, par manque de moyens humains, cet éventail d’actes et d’attentions au service des minots ne fonctionne plus très bien. Concrètement, lorsqu’un élève trouve porte close au bureau de l’infirmière, soit il met un mouchoir sur son mal – et son symptôme physique ou psychologique passe sous les radars –, soit il reporte sa visite. À moins qu’il n’aille se confier à la vie scolaire, qui fera au mieux… Autant dire que lorsque l’infirmière arrive dans l’établissement, son jour de présence hebdomadaire prend des allures de grand huit : « C’est toujours dingue : on récupère les élèves en souffrance du jour, plus toutes les problématiques de la semaine écoulée. On est dans une complète rupture du suivi », se désole Hélène Lauzière. « Une consultation en santé scolaire, ça demande des capacités d’écoute et d’analyse assez fines : on a besoin d’instaurer avec les élèves une relation de confiance, d’avoir du temps pour qu’un échange d’informations soit possible, ne serait-ce qu’au détour d’une conversation banale. Lorsque l’on manque de temps justement, faire notre travail devient compliqué… »

Directives déconnectées

Ce travail sous pression engendre des situations qui confinent au grand n’importe quoi. Exemple : un arrêté de 2015 3 instaure dans le parcours santé des enfants une visite obligatoire à l’âge de 12 ans, au contenu assez conséquent. Or, de l’aveu même des infirmières, cette visite ne peut parfois tout simplement pas être faite, ou alors de manière accélérée. « C’est notre réalité, confirme Hélène Lauzière. L’Éducation nationale n’a jamais mis les moyens humains en adéquation avec ses propres directives. Il n’y a pas les concertations nécessaires pour l’application de ces missions. On est juste face à une sous-évaluation systématique des besoins. »

À ces maux chroniques s’est dernièrement ajoutée une nouvelle menace. Dans le cadre du projet de loi de décentralisation « 3DS »4, le ministère de l’Éducation nationale a commandé une étude sur un éventuel transfert des services de santé scolaire vers les territoires. « Ça nous fait très peur quand on voit l’état actuel des structures de santé, comme la Protection maternelle et infantile (PMI), qui dépendent déjà des territoires », se désole Hélène Lauzière. « Si ça aboutissait, notre souci d’égalité d’accès aux soins serait bouleversé par des inégalités entre les régions, les départements, les mairies, certains étant richement dotés et d’autres beaucoup moins. » L’infirmière ajoute : « Tout ça se trame sans que l’on soit véritablement associées aux processus de décision. Et lorsque l’on daigne nous convier, on entend des petites phrases comme : “Même sans décentralisation, il y aura restructuration…” On sent que les jeux sont faits. »

Covid blues

Les infirmières scolaires en étaient donc là quand le Covid est venu mettre un grand coup de boutoir à un édifice déjà mal en point. Ce qu’elles endurent depuis mars 2020 a mis leurs nerfs à rude épreuve. Dès le début de la crise sanitaire, elles ont contribué à tenir la baraque en assurant pour certaines l’accueil à l’école des enfants de soignants et en maintenant le lien avec des élèves fragiles et leurs familles. Lors de la réouverture des établissements, elles ont évidemment participé activement à la mise en place des protocoles sanitaires. Mais très vite leur quotidien, déjà pas simple, s’est compliqué. Alors même que de gros moyens financiers avaient été confiés aux Agences régionales de santé (ARS) et à la Sécurité sociale pour le tracing des cas positifs et contacts, les académies ont mis en place des plateformes parallèles pour… faire la même chose dans les écoles.

« On nous a surmobilisées sur ce sujet, estime Hélène Lauzière. Et ce, au détriment de nos missions premières. On voyait bien les effets anxiogènes de la pandémie sur de nombreux élèves. Par exemple avec des tout-petits en maternelle qui ne voulaient plus enlever leurs masques ou qui s’abîmaient les mains à force de les frotter au gel. » Des signaux alarmants qui concernaient « tous les niveaux » : « On parle d’enfants traumatisés par la peur de mourir, de donner la maladie ; d’autres avec des troubles du sommeil, qui avaient été surexposés aux écrans durant le confinement et qui, à leur retour, ne regardaient plus dans les yeux. »

Pendant ce temps, on demandait aux infirmières de partir faire des tests au sein d’équipes mobiles présentes dans les lycées, sans aucun moyen supplémentaire. Au gré des protocoles, elles ont dû renoncer presque entièrement à jouer leur rôle de suivi des élèves et se concentrer sur la seule gestion du Covid, jusqu’au chaos total de la rentrée de janvier 2022. « Tout ce que l’on vit de dysfonctionnel à l’heure actuelle, on l’avait mis en avant lors de notre mouvement de mobilisation massif de juin 2021, qui était autant l’expression d’un ras-le-bol que de l’urgence d’alerter », se souvient Hélène Lauzière. À l’époque, elles avaient manifesté en nombre pour exiger un recrutement massif ainsi qu’une revalorisation de leurs salaires qui plafonnent à 1 800 euros brut en début de carrière. Résultat : « Six mois après, rien. Juste un silence assourdissant. » Hélène se reprend : « Ah non, pas complètement : il y a eu l’annonce de la création de postes : 25… pour toute la France. » Elles en demandaient au moins 15 000.

Frédéric Peylet

1 96 % sont des femmes. On prendra donc ici le parti de les désigner au féminin.

2 Mabrouk Nekaa, « Les infirmières de l’Éducation nationale en France : éducation et promotion de la santé en milieu scolaire, pratiques et représentations », thèse de doctorat, université Lyon-1, 2017.

3 « Périodicité et contenu des visites médicales et de dépistage obligatoires » (3/11/2015).

4 « Projet de loi relatif à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale ». À l’heure où ces lignes sont écrites, le projet de loi doit être examiné en commission mixte paritaire de l’Assemblée nationale et du Sénat. Prévu le 31 janvier, cet examen n’a pas encore eu lieu.

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CQFD n°206 (février 2022)

Dans ce numéro qui fait sa fête à Blanquer, un dossier sur « les prolos invisibles de l’éducation nationale ». Mais aussi : un détricotage de la Macronie sécuritaire, un entretien anthropologique sur le règne des frontières, une plongée en bande dessinée sur la question du « rétablissement » en psychiatrie, des vaccins communards, des Balkans en tension et des auteurs de science-fiction qui jouent aux petits soldats.

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