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Objet-symbole

La valise à roulettes, c’est le mal


paru dans CQFD n°167 (juillet-août 2018), rubrique , par Jean-Baptiste Bernard, illustré par
mis en ligne le 24/02/2019 - commentaires

La Une du n°167 de CQFD, illustrée par Jean-Michel Bertoyas

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L’avenir de l’humanité se joue parfois sur pas grand-chose. Un petit rien. Le destin de la valise à roulettes, lui, se noue en 1970, lors de l’escale aéroportuaire d’un salarié du secteur, Bernard Sadow. La vision d’un employé poussant un gros chariot lui donne l’idée d’une invention révolutionnaire : la première valise à roulettes ! Deux ans plus tard, l’immonde chose est commercialisée – le monde du tourisme ne sera plus jamais le même.

Ou presque. Si Bernard est le premier à avoir l’idée d’ajouter des roues et une lanière à une valise, le côté pratique de son invention ne convainc pas. Elle se révèle instable et fait un flop. Pause jusqu’en 1987, raconte un professeur de management à l’Essec  [1] : après l’échec de Sadow, «  il faudra encore quinze ans avant que quelqu’un pense à basculer [la valise] sur le côté et à lui ajouter un manche télescopique ». Le fautif ? Un pilote de ligne – il n’y a pas de hasard.

Cette fois, le bagage roulant est plus stable et facile à tracter. Et l’invention se répand dans le monde entier tout au long des années 1990. Jusqu’à devenir l’un des marqueurs les plus symboliques de l’accélération des transports (aérien et ferroviaire), de la civilisation des loisirs et de l’envolée du tourisme de masse. Rien d’un produit anodin – la valise à roulettes, c’est le diable qui se faufile à la traîne de voyageurs toujours pressés, passant d’aéroport en aéroport le temps d’un week-end « découverte » dans une capitale européenne ou de vacances sous les Tropiques.

Tourisme de chemin balisé

Il y a des gens qui aiment le lyrisme. Ainsi de Christian Gambotti, auteur d’un « Éloge de la valise à roulettes »  [2] qui fait de l’invention de ce bagage l’un des symboles émancipateurs du XXe siècle. « L’humanité, courbée sous le poids des bagages, s’est soudain redressée. Grâce à la valise à roulettes, le voyageur s’est transformé en un nouvel Icare. […] Libérant les cohortes de voyageurs du poids et de l’enlisement, [elle] a transformé les halls des gares et des aérogares en une vaste piste de danse sur laquelle des femmes et des hommes ailés glissent avec grâce vers des destinations vacancières. »

À sa manière surjouée, Christian met le doigt sur quelque chose – c’est son interprétation qui pêche. Oui, il y a eu une époque pas si lointaine, où les gens portaient encore leur bagage à la main, sur l’épaule ou le dos, au lieu de traîner une petite charrette bruyante et encombrante. Ils faisaient corps avec leurs affaires, en portaient le poids. Une pesanteur gage de liberté. Avec un sac à dos, le voyageur peut emprunter à tout moment des sentiers de traverse ; avec une valise à roulettes, il suit les chemins balisés, lisses, s’inscrivant dans le flux des transports et du tourisme de masse. L’objet accompagne ainsi la transformation du voyageur en touriste

« No more Rollkoffer  »

Le bagage est désormais partout. Vendu aux quatre coins du globe, il alimente un marché en perpétuelle croissance, accompagnant celle du trafic aérien (+ 4 % d’ici à 2020). En France, la bagagerie enregistre ainsi en 2017 un chiffre d’affaires de 500 millions d’euros. Dans le monde, « le nombre de voyageurs devrait même atteindre les sept milliards d’ici 2034 : le secteur du bagage est donc en plein essor », se félicite la responsable du secteur au Bon Marché  [3].

Mais il y en a qui ne voient pas d’un aussi bon œil le succès de la valise à roulettes : les habitants des principales destinations touristiques. Pour eux, le bagage est synonyme de nuisances sonores autant que symbole d’un tourisme low cost massif et dévastateur, celui des « easyjeteurs » débarquant pour un week-end de fête et de visites. Le mouvement de fronde se lance en 2014 à Berlin (troisième destination touristique en Europe) à l’initiative d’habitants dénonçant des nuisances croissantes et une gentrification galopante. « Ils ne peuvent plus dormir à cause du bruit des valises à roulettes la nuit  » et des touristes qui «  rentrent ivres et vomissent  », fulmine alors la maire de l’arrondissement de Kreutzberg. Sur les murs fleurissent même des tags « No more rollkoffer » (stop aux valises à roulettes).

Dans les villes les plus touristiques, le bagage devient ainsi symptôme d’un mal, celui du tourisme de masse. Après Berlin, c’est Venise (25 millions de touristes par an) qui annonce des mesures d’interdiction pour préserver la tranquillité des habitants, qui se plaignent de vivre avec en fond sonore le tacatacatac continu des roulettes en plastiques sur les pavés. La municipalité fait finalement demi-tour devant la bronca des professionnels du secteur. Mais la question ne devrait manquer de se reposer. Parce que la valise à roulettes, c’est le mal.

[/Jean-Baptiste Bernard/]


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Cet article est issu du dossier « Tourisme : plus loin, plus vite, plus rien », publié dans le n°167 de CQFD en juillet-août 2018.

En voir le sommaire.


Notes


[1Dans une vidéo mise en ligne sur le site de Capital le 26/11/15, « Pourquoi des innovations évidentes sont-elles tardives ? L’exemple de la valise à roulettes ».

[2Chronique publiée le 30/09/13 sur le site du Nouvel Économiste.

[3« Ça roule pour les bagages haut de gamme », article mis en ligne sur le site de L’Opinion le 19/05/17.



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Par Jean-Baptiste Bernard


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