Une lutte victorieuse
Mon HP a craqué
Vu de l’extérieur, en faisant abstraction des banderoles revendicatives accrochées aux barrières ouvertes, on croirait à un agréable bâtiment niché dans un coin de verdure, où sont gentiment soignés celles et ceux qu’on dit fous… Mais à Sotteville-lès-Rouen, derrière les murs de briques et de silex, rien ne va plus. De 2014 à 2016, le nombre de patients admis à l’hôpital psychiatrique du Rouvray a augmenté de près de 10 %. Des chambres prévues pour deux patients en accueillent désormais trois. 35 lits de camps ont été installés dans des bureaux, des couloirs ou même dans des cagibis, avec un seau pour faire ses besoins… Du provisoire amené à durer. Du côté des personnels soignants, entre fatigue et burn out, les arrêts maladies ont explosé.
En septembre 2016, un mouvement de revendications avait déjà secoué les murs de l’hôpital. La politique de santé du gouvernement était décriée et les protestataires réclamaient des postes supplémentaires1. Direction de l’hôpital et Agence régionale de santé (ARS) avaient diligenté deux audits (coût de l’opération : 300 000 €) préconisant la création de 58 postes. L’établissement les attend encore.
Soignants au bord de la crise de nerf
Depuis, la situation a encore empiré. Le personnel hurle dans le vide les mêmes doléances : « Ce n’est plus du soin que nous faisons, mais de la maltraitance. » Des structures extérieures offrant des soins sans enfermement sont fermées, des mineurs placés dans des unités d’adultes... « Il y a le cas de cet homme qui vient de lui-même à l’HP pour dépression, relate Jean-Yves, un soignant. Je l’accueille, je lui dis que ça va bien se passer, qu’on va s’occuper de lui. Et il se retrouve enfermé dans un box, sur un lit de camp. Il a pété les plombs et est devenu violent. Il a fallu l’attacher et lui faire une piqûre. Ça n’aurait jamais dû se passer comme ça... » Un autre travailleur raconte qu’un patient s’est suicidé, parce que personne n’avait pu s’occuper de lui.
Le secteur psychiatrique est le parent pauvre de la santé. « Ça n’intéresse pas Macron et son monde, constate Mélanie, assistante sociale. Ici, la très grande majorité des patients sont des pauvres. » Il fallait réagir. Alors le 22 mars, journée nationale d’action, l’intersyndicale de l’hôpital et le collectif des Blouses noires appellent à une grève illimitée. Un mouvement très suivi. Mais voilà le hic : pas moyen de stopper la production dans un hôpital. Grève ou non, il y a des soins à fournir, des patients à aider et écouter. Le personnel est donc réquisitionné, ce qui permet à la direction de rester sourde aux revendications de ses salarié.e.s : la création de 52 emplois supplémentaires et d’une unité pour mineur.e.s. La situation dramatique de l’hôpital a beau être connue, Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé, joue le disque rayé : en substance, « il faut faire mieux avec moins ».
Pas de quoi abattre la motivation des grévistes : « En deux mois, explique Marc-Aurélien, infirmier, on a multiplié les actions. On a occupé l’administration, bloqué les entrées de l’HP. On s’est aussi rendus à l’ARS, avant de se faire virer par les flics. Et on est même allés “ accueillir ” Macron quand il est passé à Rouen… Mais on n’a rien obtenu. Il ne nous restait plus, pour nous faire entendre, que la grève de la faim. »
Bloquer Rouen
Le 22 mai, quatre soignant.e.s cessent donc de s’alimenter. Ils installent leur campement de fortune dans le hall d’entrée de l’administration de l’hôpital. Quelques jours plus tard, quatre autres personnes les rejoignent. Anne, Bruno, Jean-Yves, Manos, Marc-Alexandre, Marc-Aurélien, Thomas et René mettent en danger leur santé pour lutter.
En France, la grève de la faim ne fait pas partie de l’ADN des mouvements sociaux. Des conducteurs des transports en commun rouennais ont bien, récemment, utilisé cette arme pour dénoncer leurs conditions de travail, mais ils n’ont reçu aucun appui extérieur. Les hospitaliers du Rouvray, eux, ont eu plus de chance : un grand mouvement de soutien s’est mis en branle dès les premiers jours. Sans doute en partie parce que les grévistes n’agissent pas pour des augmentations salariales, mais pour que les malades soient humainement soignés. Et parce que voir des collègues ou copains souffrir dans leur chair et mettre leur santé en jeu peut provoquer un sursaut, une soudaine prise de conscience salutaire.
C’est ce qui se produit. Les assemblées générales quotidiennes accueillent entre 200 et 500 personnes, beaucoup de blouses blanches (et noires) mais aussi des venant de l’extérieur et des parents de patients. Un comité de soutien se forme rapidement. Quelques politiques viennent montrer leur bobine (Benoît Hamon, Philippe Poutou et des élus PC du coin – personne du PS !) ce qui a le mérite de faire se déplacer les médias.
Mais l’ARS et le ministère restent muets. Leur seule proposition est un nouvel audit « flash », censé débuter le 6 juin et durer trois semaines. Une manœuvre perçue comme dilatoire par les grévistes de la faim, qui rejettent la proposition. Quant à Buzyn, sa défense consiste à affirmer qu’il est difficile de recruter des psychiatres. Un argument à côté de la plaque quand on sait que la revendication d’embauches concerne 52 postes... d’aides-soignant.e.s et de personnel paramédical.
Le personnel occupe alors les locaux administratifs nuit et jour et une manifestation de soutien, rapidement organisée à Rouen, rassemble 2 000 personnes. Mais ça ne suffit pas. Les jours passent et les grévistes perdent des kilos. Ils commencent à souffrir physiquement et moralement. Certains se retrouvent aux urgences.
Convergence des luttes
Depuis le début de cette grève, des cheminots sont présents à l’hôpital. De la même façon, des soignant.e.s participent aux AG et manifs des travailleurs du rail. De par la proximité de leurs lieux de travail et leur volonté commune de défendre le service public, hospitaliers et cheminots se retrouvent et agissent ensemble : opération péage gratuit, blocage total de Rouen le 7 juin, manifestations et rassemblements pour appuyer les combats des uns et des autres. Les médias nationaux se font enfin l’écho de cette lutte devenue très populaire. Le Monde, Libé, Le Journal du dimanche relaient les propos du personnel mobilisé. La direction, elle, ne « souhaite pas s’exprimer ».
Le 8 juin, au lendemain du blocage de la ville, gouvernement et ARS acceptent de négocier. Ils proposent un accord de fin de conflit qui, après négociation, est accepté à l’unanimité de l’assemblée générale. Il était temps : la grève de la faim dure depuis 18 jours ! Le texte acte la création et le financement de 30 postes, l’arrêt des fermetures extra-hospitalières, la création d’une structure d’hospitalisation pour mineurs, l’accès au statut de la fonction publique pour un grand nombre de CDD, etc.
Une vraie victoire ! Ce qui, par les temps qui courent, est plutôt rare. Et l’affaire ne s’arrête pas en si bon chemin : le 26 juin, profitant de ce bel élan, l’intersyndicale fait savoir qu’elle exige, comme préalable à la signature du protocole de sortie de crise, le départ du président de la commission médicale d’établissement et de sa directrice des soins, tous deux jugés coupables de « nuisances institutionnelles ». Un syndicaliste CFDT, gagné d’une fièvre pugnace, menace même de repartir en grève face à un climat de « chasse aux sorcières » – l’idée étant de ne pas reprendre le travail sous la schlague des mêmes chacals. À l’heure où ces lignes sont écrites, l’affaire est toujours pendante. Et les muscles bandés pour un éventuel second round.
1 Voir « Ne tirez plus sur l’hôpital », article paru dans le n° 147 de CQFD (octobre 2016).
Cet article a été publié dans
CQFD n°167 (juillet-août 2018)
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Paru dans CQFD n°167 (juillet-août 2018)
Dans la rubrique Actualités
Par
Illustré par Bertoyas
Mis en ligne le 25.08.2018
Dans CQFD n°167 (juillet-août 2018)
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