Les « soupes communistes » au début du XXe

La propagande par le fait-tout

« On mangeait bien et on mangeait bon, et surtout on mangeait chaud. Tout cela était appréciable pour tenir jusqu’au bout », souligne l’anarcho-syndicaliste Georges Yvetot en évoquant «  l’enseignement et la propagande par le fait qu’était la belle initiative de l’organisation des soupes communistes, ce rayon actif de solidarité collective et pratique dans les grèves ».

À Fougères, fin 1906, les négociations salariales ont tourné court. Les intransigeants patrons du chausson et de la bottine lock-outent les ouvriers des 22 ateliers et manufactures où la CGT s’active. La grève durera trois mois. La soupe distribuée par le comité de grève nourrit le ventre et le moral.

Par Baptiste Alchourroun.

Une trentaine de cartes postales ont mémorisé cette solidarité qui fournit deux fois par jour quelque deux mille repas. La bonne vingtaine de cheminées de poêles à bois a des airs de canons fumants, à la parade, masquant la façade de la bourse du travail d’un halo de boucane. Opposants au syndicat de lutte, le syndicat jaune de Fougères tente de faire concurrence en servant sa soupe « anticollectiviste » dans une « bourse du travail indépendante » improvisée pour l’occase. Les curés font pareil.

Ça fume à la bourse du travail

En 1901, lors de la grève du bassin de Blanzy-Montceau en Saône-et-Loire, plus de 20 000 portions sont distribuées chaque jour… De la fin du XIXe aux années 1930, les distributions alimentaires de secours aux grévistes, appelées « soupes à la carmagnole », puis « soupes communistes » à partir de 1904, constituent l’une des armes de la grève. Quasiment un réflexe d’organisation, symbole fort de la solidarité de classe. C’est aussi la version ouvrière et combative des « fourneaux économiques » et « soupes populaires », nés au milieu du XIXe, charité aux indigents ou philanthropie, mais surtout antidote aux émeutes de la faim et autres « troubles de subsistance ». Le couvercle sur la marmite sociale.

Les popotes de grève servent pareillement des portions à manger sur place, ou à emporter. Elles s’implantent le plus souvent dans les bourses du travail, dont les congrès ont préconisé de s’équiper en matériel pour assurer au pied levé cette tambouille essentielle pour tenir dans la durée.

Faire reculer les faims de mois

Mais la peluche, la popote et la distribution sont aussi accueillies dans des locaux municipaux, ou un champ prêté par un paysan. Voire dans un bistrot, comme lors de la longue grève victorieuse des terrassiers de Draveil et Vigneux en 1908, où plus de 700 repas quotidiens sont servis au café Ranque. Parfois encore, ça se passe dans l’usine. Ou sur le trottoir. Où on peut, en somme.

Cette soupe commune fait reculer les fins et les faims de mois difficiles, instaure une propagande par le fait-tout, signe d’une solidarité prolétaire, lieu de discussion et expérience pratique des bienfaits de l’organisation collective et de l’assistance mutuelle. Pour Paul Lafargue, «  les repas pris en commun entretenaient l’enthousiasme » et garantissaient la présence de chaque gréviste, venu «  apposer sur sa carte de grève le timbre quotidien du Syndicat ».

Pour financer cette cambuse solidaire, la recette de bals, de tombolas, de concerts de chorales complètent les souscriptions et appels aux dons en nature. Quand l’usine est dans un bourg rural, des charrettes à bras quadrillent la campagne pour faire provision de produits frais.

Supprimer les intermédiaires

Lors de la grève des dockers nantais de 1907, deux délégués cégétistes, Charles Marck et Georges Yvetot, sont arrêtés, les juges leur collant une provocation au meurtre pour avoir appelé à la « chasse au renard » (les non-grévistes) et dit aux ouvriers : « Allez prendre chez les maraîchers ce dont vous avez besoin, en supprimant ainsi les intermédiaires. » Ce que les magistrats ont traduit par un appel à carotter des patates et à trucider les marchandes des quatre-saisons. Yvetot écope de quatre ans de prison, Marck d’un an. Tous deux sont amnistiés l’année suivante.

Après la grande boucherie de 14-18, les grèves reprennent ces cantines de lutte. En 1926, à La Ferté-Macé, petit bourg de 5 400 habitants du bocage normand, tisserands, blanchisseuses, teinturières, scieurs et fabricants de galoches se mettent en grève. Au menu : hausse des salaires et journée de huit heures. Le conflit dure 50 jours, alimenté par cinq soupes populaires servant 3 000 repas de soupe de pain et patates tous les jours, le dimanche un bout de viande et des légumes, un litre de lait et un œuf par enfant.

On quête devant les usines qui ne sont pas en grève. Commerçants et paysans des alentours fournissent du pain, des chaussettes, des patates, du cidre, des stères de bois pour les poêles. Des dons arrivent de toute la France. Les cantines scolaires nourrissent gratis les mômes des grévistes.

Les fermes où on aurait quelque chose

En Mai-68, dans l’Ouest notamment, les paysans refilent volontiers leurs productions aux grévistes : « Dans les fermes, on a récupéré des sacs de pommes de terre, des kilos de cochon, on en avait plein la camionnette, c’était donné gratis, on avait fait une distribution de tracts auparavant et donc on savait que dans telle ou telle ferme, on aurait quelque chose », raconte un ancien du PSU1.

Aujourd’hui, face à la guerre sociale ravivée par Macron, zadistes, paysans et grévistes rallument en Loire-Atlantique les marmites, à même de faire durer une grève, en articulant auto-organisation militante et chaîne de soutien, du champ au piquet de grève. Une permanence de la cambuse des luttes.


1 Dans les années 1970, le Parti socialiste unifié se positionnait à la gauche du Parti socialiste, et était proche de la gauche autogestionnaire.

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Paru dans CQFD n°157 (septembre 2017)
Dans la rubrique Le dossier

Par Nicolas de La Casinière
Illustré par Baptiste Alchourroun

Mis en ligne le 10.02.2018