Dossier « Quand la musique cogne »
La musique sur la chaîne de montage
« Hit Me Baby (One More Time) est une chanson sur l’obsession : en moins de deux secondes, elle vous accroche, non pas une fois, mais deux. D’abord avec ses trois notes d’ouverture (si bémol, do, do), puis avec les premiers mots de Britney [Spears], lancés dans un râle mi-boudeur mi-séducteur, “Oh baby bay-bee”. Le beat funky calibré par Cheiron explose comme une grenade. La ligne de guitare wah wah de Tomas Lindberg vient ensuite rassurer les allergiques à la disco : pas de panique, c’est bien du rock. En termes de pure progression sonore, “Hit Me Baby (One More Time)” s’inscrit dans la tradition du rock théâtral à la Queen, avec un soupçon du travail de Mutt Lange pour Def Leppard. »
Voilà John Seabrook dans Hits ! : il décortique la mécanique des morceaux composés pour leur seul potentiel commercial, mais il le fait en musicologue. Il en parle comme un fanzine punk sortirait de l’oubli une pépite méconnue. Les hits ont beau être produits essentiellement hors sol, cela ne les extrait pas pour autant de l’histoire de la musique. Et s’ils restent si peu étudiés, cela tient sans doute moins à leur mercantilisme assumé qu’au mépris intellectuel dans lequel sont tenues leurs stars aussi bien que leurs fans. En nous focalisant sur les premières ou les second•es, nous ne voyons rien de la production des morceaux en tant que tels, de son économie, de sa logique, de ses figures véritables. Seabrook, fondu de rock indépendant, se met à écouter des hits, fredonne leurs hooks (ces brefs motifs musicaux conçus pour procurer « l’équivalent sonore de ce que la junk food appelle le “bliss point”, le point d’extase »), part à la rencontre de leurs créateurs (presque exclusivement des hommes), met au jour l’histoire et l’organisation de ces usines à tubes.
Au début des années 1950, deux hommes de radio étasuniens inventent le Top 40 en constatant que le personnel d’un restaurant semble apprécier la répétition à longueur de journée des mêmes chansons émanant du jukebox. Ils appliquent le principe à leur station, avec succès. À la même époque, la musique d’ambiance conquiert les lieux publics et privés, la société Muzak installant ses haut-parleurs dans les usines ou dans les trains, les restaurants ou les hôtels, et jusque dans les couloirs de la Maison Blanche. Mais pour atteindre les audiences stratosphériques que réclament les producteurs de la fin du XX e siècle, il faudra le coup de pouce de l’administration Clinton : le Telecommunications Act de 1996, qui autorise un niveau de concentration jusque-là impossible dans les médias, plaçant 90 % des radios, télévisions et journaux dans les mains des conglomérats. Il permet notamment à un groupe comme Clear Channel, détenant plus de 1 000 stations, de décliner nationalement la même programmation standardisée à travers ses CHR (Contemporary Hits Radios). Sans cette capacité militaire à passer un même morceau en boucle de façon simultanée dans tout un pays, les hits n’auraient pas existé.
L’industrialisation, cependant, n’a pas été cantonnée à la diffusion. Les morceaux mêmes sont bientôt assemblés comme sur une chaîne de montage et la création musicale structurée à la façon d’une entreprise, les stars ne se situant pas en haut de la hiérarchie, loin s’en faut, et se trouvant parfois purement et simplement exploitées (la gloire pour tout salaire). À l’origine de cette rationalisation tous azimuts, un Suédois, Denniz PoP, qui « ne joue d’aucun instrument, ne sait pas chanter et n’écrit pas de musique », mais manie à merveille Logic Pro, le logiciel de montage audio sur Mac à l’époque. Depuis le studio d’enregistrement Cheiron, il devient l’archétype du producteur roi, ne se contentant pas de promouvoir des artistes, mais recomposant entièrement leurs morceaux et faisant du studio le lieu exclusif de la création. Les paroles et le sens deviennent secondaires, détrônés par ce que Max Martin, disciple de Denniz PoP et bientôt principal faiseur de hits au monde lui-même, nomme les « maths mélodiques ». Autrement dit, la méthode dite « track-and-hook » : « Un producteur crée un track, une piste avec des beats, une progression d’accords et des arrangements instrumentaux, puis collabore avec un auteur, un topliner, en charge des mélodies. » Inventée et employée de façon artisanale par les producteurs de reggae en Jamaïque, elle devient la Bible de l’industrie du hit. La chanson s’élabore à partir de pièces détachées façonnées par des spécialistes (souvent plusieurs sur une même tâche) : qui est expert•e en hooks, qui en couplets, transitions ou paroles, chacun•e venant avec ses préférences musicales et sa patte. Pour les stars dont on attend le plus de retour sur investissement, des séminaires d’écriture sont organisés, réunissant « des douzaines de producteurs et auteurs venus du monde entier […] assemblés par paires, que l’on forme et reforme, lors de séances d’écriture qui s’étendent sur plusieurs jours, dans l’espoir que jaillisse une pépite ».
En bout de chaîne, l’artiste, repéré•e pour ses qualités physiques, scéniques et vocales, interprète le morceau. Il résulte de tout ce processus de fabrication une impression tenace de similarité entre les hits. Loin de constituer une simple conséquence de la spécialisation et de l’entre-soi, elle fait partie de l’effet recherché pour satisfaire le cerveau qui, selon certaine psychologie fonctionnaliste, aime par dessus tout ce qui lui est musicalement familier. Il faut dire que depuis trois quarts de siècle, on lui apprend, à ce cerveau, à s’accommoder de la répétition en lui concoctant un environnement sonore et médiatique ressassant les musiques en vogue de chaque époque.
Quoique Seabrook ne remonte pas l’histoire jusque-là, le précédent de Muzak a ici aussi pavé le chemin des usines à tubes. La fournisseuse d’ambiances sonores a étayé son déploiement commercial par des études mêlant savamment comportementalisme et management pour établir le « quotient de stimulus » émotionnel de chaque morceau, comme le rapporte Joseph Lanza, un autre défenseur des musiques mésestimées, dans son ouvrage Elevator Music 1. Cela permettait notamment à la société de promettre au patronat un accroissement de la productivité. Les producteurs de hits du XXIe siècle auront modernisé ces objectifs en disciplinant, plutôt que le travail, la consommation.
1 Elevator Music. A Surreal History of Muzak, Easy-Listening and Other Moodsong (1994). Traduction : Musique d’ascenseur. Une histoire improbable de la musique d’ambiance, de l’easy listening et autres mélodies sirupeuses.
Cet article a été publié dans
CQFD n°150 (janvier 2017)
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Paru dans CQFD n°150 (janvier 2017)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Kalem
Mis en ligne le 15.11.2019
Dans CQFD n°150 (janvier 2017)
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