Poison du non-voyage

La croisière n’amuse plus...

Pollution de l’air et des mers, spéculation et saturation urbaine, bétonnage et culture marchandisée… de Barcelone à Venise et de Palma de Majorque à (bientôt) Marseille, de plus en plus d’autochtones affichent leur opposition aux nuisances générées par la croisière industrielle. Vers un réseau de villes méditerranéennes en résistance ?1
Par Renaud Perrin

Quand, pour rejoindre son chantier, Seb descend de la Viste à l’Estaque, dans les quartiers Nord de Marseille, l’envie lui prend parfois de faire demi-tour et de s’enfuir vers les collines. Devant lui, un voile jaunâtre trouble l’atmosphère de la rade. Comme une ombre au tableau de ce paysage poignant, la cause principale de ce brouillard saute aux yeux : une masse métallique hors de proportion est amarrée le long du quai de Cap Janet. Imposante comme quatre barres d’immeubles, une sorte de cité-forteresse flottante se dresse entre la mer et la ville.

À l’ancrage, le navire de croisière ne dort jamais. Une épaisse fumée noire s’échappe sans discontinuer de sa cheminée rouge. De plus en plus de Marseillais souffrent de toux chronique, de maux de crâne et de gouttes au nez persistantes. Des allergies au pollen, dira-t-on… Des réactions aveugles du corps, surpris par l’instabilité de la météo, sans doute… Mais pas que. La contamination de l’air, quand le mistral fait défaut, devient alarmante. Même s’il est supposé utiliser à quai des carburants moins polluants, la bestiasse marine brûle goulûment du fioul lourd, qui produit 3 500 fois plus de particules fines que le diesel des voitures.

De plus, un paquebot de 4 000 passagers et 1 000 membres d’équipage génère en une semaine 210 000 gallons de déchets. De quoi remplir cinq piscines olympiques. Sans compter le million de gallons d’eaux grises et les 25 000 gallons d’eaux huileuses… À Palma de Majorque, ville déjà saturée de présence touristique à terre, cinq ou six méga-paquebots de croisière jettent l’ancre chaque jour. Ce qui, selon Pedro, militant écolo, « produit autant de dioxyde de carbone que 200 autoroutes ».

« Pas les bienvenus ! »

Négation radicale de la mer, que ses passagers ne touchent jamais, le mastodonte est également une non-ville. Ses entrailles s’apparentent à un vaste shopping mall, agrémenté de parcs à thème et d’attractions inspirées du kitsch de Las Vegas. Cette prison dorée promeut un style de vie sédentaire, livré à la seule consommation, que ce soit de paysages ou de bouffe préfabriquée. Dans votre cabine cage à lapin imitant ce qui fut autrefois une villégiature raffinée pour aristos oisifs, on vous pose une petite friandise chocolatée sur l’oreiller pour vous faire croire que vous êtes unique – alors qu’avec des milliers d’autres gogos, vous êtes entassés les uns sur les autres comme dans un HLM. Mi-client mi-marchandise, vous êtes rangés comme dans un porte-conteneur.

Symboliquement, l’image la plus violente reste celle de ces navires écrasant de toute leur masse la délicate cité vénitienne. Ils s’approchent au plus près, jusque dans le bassin de San Marco, face à la célèbre place du même nom. C’est ici que l’opposition aux grandi navi a vécu sa scène la plus emblématique : montés sur de frêles embarcations, les activistes de Venise se sont courageusement avancés vers ces monstres si peu marins en criant dans des mégaphones « Vous n’êtes pas les bienvenus ! »…

Mais pour les compagnies maritimes, la démesure ne doit en aucun cas faire obstacle à la bonne marche des affaires. Le niveau des eaux est trop instable ? On construit une jetée de plusieurs kilomètres pour réguler les mouvements de la mer. Tant pis si ce chantier pharaonique chamboule l’écosystème de la lagune. Business must go on. Les autorités portuaires imaginaient même creuser deux nouveaux canaux pour faciliter les manœuvres. Projet heureusement abandonné. Mais il y en aura d’autres. Alors, les 23 et 24 septembre, une rencontre internationale «  pour la défense des territoires, la justice environnementale et la démocratie » est organisée à Venise.

À Barcelone, le 7 avril dernier, lors de la venue du Symphony of the Seas, « le plus grand bateau du monde », propriété de la Royal Caribbean International, une manifestation a été convoquée par des collectifs écolos et une Assemblée de quartiers pour un tourisme soutenable. « C’est comme si un incinérateur géant fourrait son nez jusque dans ta chambre », fulmine Daniel Pardo, activiste très remonté contre la complicité, ou l’impuissance, des autorités locales. À la pollution s’ajoutent des conséquences sociales : la vieille ville, déjà colonisée par l’activité touristique, se voit étouffée par les troupes de croisiéristes qui provoquent de véritables bouchons dans les rues étroites du barrio gótico. « À tel point que l’attentat au fourgon-bélier d’août 2017 a suscité moins d’émotion que ce qu’escomptait le terroriste, remarque Arnau, un riverain. Les Ramblas, autrefois haut lieu de la convivialité locale, ont été désertées depuis longtemps par les Barcelonais à cause du flot incessant des touristes. »

Course à l’échalote

À Marseille, alors même que les effets pervers de la croisière de masse sont largement documentés 2, on n’a rien trouvé de mieux que se lancer dans la compétition des ports. « La guerre des navires toujours plus beaux, plus hauts et plus grands est loin d’être terminée », se réjouissait le site TourMaG en décembre 2017, alors qu’on venait d’inaugurer la Forme 10, plus grande cale sèche de Méditerranée. Pour Ferdinando Garré, propriétaire des chantiers navals de Marseille, il s’agit de « devenir l’un des principaux hubs de réparation des bateaux de croisière au monde ». L’actionnaire majoritaire n’est autre que Costa Croisières, qui veut asseoir sa domination sur le marché français, menacé par les appétits de la concurrence. On fait donc du lobbying pour que les autorités ouvrent des lignes directes entre l’aéroport de Marignane et l’Asie, le Moyen-Orient ou Miami. La chambre de commerce met la pression sur l’État pour que « les barrières tombent ». « Marseille [doit] s’émanciper de son statut de simple escale » pour devenir « tête de ligne » !

À la mairie, on vise les deux millions de croisiéristes pour 2020. Histoire de dépasser, pourquoi pas, Barcelone, Rome et les Baléares, qui caracolent en tête de cette sinistre course à l’échalote. On fait miroiter 180 millions d’euros de retombées économiques. Mais dans quelles poches ? Quand un élu d’opposition a proposé que chaque croisiériste paie un euro de taxe, la majorité municipale a refusé. L’adjoint aux finances a alors expliqué que les compagnies payaient déjà cinq euros par passager. En oubliant de préciser que cette taxe est versée au port et… au Club de la croisière.

« On l’a bien mérité, va ! »

Les retombées pour la ville sont en fait ridicules : la plupart des passagers ne descendent pas à terre, puisque tout est fait pour les garder à bord. Et s’ils descendent, c’est pour dépenser moins de 50 € (en moyenne) dans les grandes enseignes installées en embuscade dans le centre commercial des Terrasses du Port.

Tristement, ce sont les classes populaires (et les retraités) qui trustent ces non-lieux. Comme les vols low cost, la croisière s’est largement démocratisée. Le patron d’un petit bar de prolos estaquéens avoue avoir succombé à ses sirènes : « Toute l’année, je sers les gens derrière ce comptoir. Mes journées sont longues et ma femme se languit à la maison. Alors une fois l’an, on se paye une croisière et on se fait servir, les orteils en éventail. On l’a bien mérité, va !  »

Il existe même des blogs (gérés par les compagnies) pour traiter d’une éventuelle dépression post-croisière (DPC). Après ce paradis artificiel, le blues du retour aux embouteillages, au boulot, aux servitudes de la vie quotidienne, ça se soigne 3. Vous savez comment ? En réservant dès aujourd’hui votre prochaine croisière ! Le prix de cet opium, c’est le vampirisme des foules anonymes dévorant sans le savoir les cultures locales et les écosystèmes. À Barcelone, les opposants parlent de « monoculture touristique » ou de « tourisme extractif », pour souligner les dangers de ce fracking du loisir Kleenex sur un territoire devenu label et produit d’appel plus que cité habitée. On parle aussi de « touristification », barbarisme lucide. Et des banderoles fleurissent aux fenêtres : « Le tourisme tue les quartiers » ou « La ville à ceux qui y habitent, pas à ceux qui la visitent ». Il fallait le dire.

Bruno Le Dantec

La Une du n°167 de CQFD, illustrée par Jean-Michel Bertoyas

Cet article est issu du dossier « Tourisme : plus loin, plus vite, plus rien », publié dans le n°167 de CQFD en juillet-août 2018.

En voir le sommaire.


1 Note du webmaster – Un tel réseau s’est effectivement constitué, non spécifiquement contre les navires de croisière, mais contre le « surtourisme » de manière générale. Il s’appelle SET (Sud de l’Europe contre la touristification) : à ce sujet, lire « Le tourisme est une industrie extractiviste », entretien avec le militant Daniel Pardo, paru dans CQFD n°176, mai 2019.

2 CQFD les évoquait d’ailleurs déjà dans « Marseille : la croisière abuse », article paru dans le n° 152 et mis en ligne le 03/04/2017.

3 Pour illustration, jetez un œil sur aviscroisieres.com, « la première communauté de confiance croisières » !

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