Dossier

Marseille, derrière la carte postale

Cela fait un bail que la mairie de Marseille cherche à gommer l’image d’une ville canaille, populeuse et populaire, pour en faire une métropole business friendly, attirer entreprises, cadres dynamiques et touristes. Quitte à employer des méthodes douteuses, à verser dans l’épuration sociale et à refuser de traiter les vrais problèmes, comme celui de l’habitat indigne. Il y a un an, huit personnes l’ont payé de leur vie dans l’effondrement de leur immeuble. Dossier de dix pages.
Photo Yohanne Lamoulère

Quelques tas de gravats, entassés sur un terrain vague. Fin novembre 2018, des camions sont venus les déposer dans ce coin perdu du chemin de la Madrague-Ville, à l’entrée des quartiers Nord de Marseille. La scène semble anodine. Elle ne l’est pas : ces débris, photographiés par la camarade Yohanne Lamoulère (par ailleurs principale illustratrice de ce dossier), ce sont ceux des deux immeubles effondrés le 5 novembre 2018 à Marseille, au 63 et au 65 de la rue d’Aubagne. Des tas puant la mort, l’incurie municipale et la dislocation généralisée d’une ville qui n’en finit plus de sombrer, entre chasse aux pauvres et modernisation foirée.

Vingt-cinq ans de Jean-Claude Gaudin, ça pèse. Certes, l’ogre LR et son équipe de soudard(e)s ne sont pas responsables à eux seuls de tous les maux de la ville (quoique…). Mais l’édile symbolise à la perfection les errements d’une élite décidée à faire de cette cité ce qu’elle n’est pas, quitte à employer des méthodes douteuses (comme c’est le cas sur la Plaine, lire p. VII). Car cela fait un bail que la mairie cherche à gommer l’image d’une ville canaille, populeuse et populaire, pour en faire une métropole business friendly, attirer entreprises, cadres dynamiques et touristes. On construit d’inutiles gratte-ciels, tandis que les opérations de rénovation urbaine se succèdent, assorties d’une épuration sociale – à l’image de celle qui se déroule dans l’ancien quartier ouvrier des Crottes (lire pp. VIII et IX).

Si le fric coule à flots, la lutte contre la dégradation du bâti (lire notre reportage à la cité Air Bel, p. VI) n’est apparemment pas un secteur suffisamment porteur pour mobiliser des fonds. Le 5 novembre 2018, dans le quartier de Noailles, en plein centre-ville, huit personnes ont ainsi payé de leur vie des décennies d’inaction municipale contre l’habitat indigne (et la rapacité de marchands de sommeil). Dans tout Marseille, des milliers de personnes ont ensuite dû quitter leur logement, frappés d’arrêtés de péril pris dans la panique par une municipalité dépassée. Ces évacués ont vite compris qu’ils étaient abandonnés à eux-mêmes (lire pp. II et III).

Mais à Marseille, si on bout de rage, on ne s’étonne plus. Il y a belle lurette que cette mairie clapote dans l’absurdité et la bêtise crasse : entre autres perles, elle a découvert cet été qu’elle gérait 470 écoles et non pas 446. À celle du Cours Julien, les parents ont appris une semaine avant la rentrée que les élèves seraient délocalisés pour l’année à quelques kilomètres de là pour cause de retard de travaux (bonus : les enseignants ont été mis au courant... par les parents !). Autre anecdote épique : la découverte cet été par le journal Marsactu d’un bus fantôme, dont l’existence n’était indiquée par aucune fiche horaires, ce qui permettait aux riverains de quartiers cossus de se déplacer en toute tranquillité, sans afflux de touristes ou de pauvres.

Face à ce magma de mépris et d’incompétence, les habitants des quartiers populaires savent fort heureusement résister. C’est le cas des employés du McDo de Saint-Barthélemy (14e arrondissement) qui se battent depuis plus d’un an contre un patron véreux qui n’a pas hésité à acheter un faux témoignage 25 000 € pour décrédibiliser un responsable syndical1 (lire p. X). Et pas question de compter sur la justice, aussi soumise au pouvoir exécutif ici qu’ailleurs dans le pays, comme le démontre le peu de zèle mis par le procureur pour faire la lumière sur la mort de Zineb Redouane, atteinte en pleine figure par une grenade tirée par la police le 1er décembre dernier.

Marseille est une ville éminemment complexe, contradictoire : vue comme malfamée par les médias nationaux qui se jettent sur la première fusillade venue comme la vérole sur le bas-clergé, vantée par d’autres comme la reine de l’intégration, de la mixité sociale et ethnique, détestée ou adorée pour son côté bordélique où certains ne voient que chienlit quand d’autres y lisent un supplément d’âme (lire notre entretien avec le sociologue Michel Peraldi, pp. IV et V).

Une évidence : les touristes débarqués en bateau de croisière et promenés du Mucem à la Bonne-Mère ne peuvent rien comprendre aux tensions qui traversent cette ville. Comme à Barcelone ou Paris, les espaces qui leur sont dédiés se révèlent purement hors-sol, déconnectés de tout – même du pastis. Ainsi de l’hôtel de luxe-brasserie chic des Feuillants, récemment inauguré près du marché de Noailles, à côté des jeunes galériens qui vendent de clopes de contrebande et à quelques centaines de mètres des immeubles effondrés de la rue d’Aubagne. Les privilégiés qui y viennent ne savent rien de cette triste histoire : ils vaquent de boutiques en restaurants en toc(que), loin des soubresauts d’une ville tendue comme un ressort. De même que les élus, les urbanistes, les promoteurs, les tenants de la ville morte, ils ont oublié que Marseille ne se dompte pas. Et qu’elle pourrait bien leur péter à la gueule.

L’équipe de CQFD

PS : Et puis, Marseille, c’est aussi notre ville. Le Chien Rouge y est né et, malgré ses fureurs à répétition, continue de s’y plaire. De penser qu’ici subsiste quelque chose qu’on ne trouve quasiment plus dans les grandes métropoles européennes. Quand on a abusé sur les substances prohibées, on parle d’ « âme ». Quand on se balade dans les rues de Noailles ou de Belsunce, on utilise plutôt le terme « vie ». Quand on se baque à Malmousque ou à l’Estaque, c’est « beauté » qui jaillit du chapeau. En manif ou en tribunes, boum, on opte pour « rebelle ». Et parfois même, les critiques sont de sortie : « crade », « cinglée », « violente ». Mais quand on passe devant l’hôtel de ville, bizarrement, les mots ne suffisent plus. Juste : on lâche un gros crachat.

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