Seb range sa BMW sur le parking flanquant la chaotique rotonde. On a rendez-vous avec « les McDo ». Ces derniers temps, on les a vus partout : pendant les jours de colère qui ont embrasé la ville après les effondrements d’immeubles du 5 novembre 2018, sur les piquets des Gilets jaunes, avec les sinistrés de l’incendie de Maison-Blanche [1], dans la manif pour Steve Maia Caniço… Ça saute tout de suite aux yeux : le combat ici n’est pas que syndical. Outre l’emploi, on défend un espace de convivialité et de résistance aussi improbable que peut l’être un fast-food, tout comme la voisine galerie marchande du Merlan [2]. Ou… un rond-point.
On croise d’abord Sophie *, qui vaque en terrasse. Les jeunes du coin l’appellent « maman ». Cette Eurasienne vive et menue travaille ici depuis l’ouverture, en 1992. Rarissime chez McDo. Voilà pourquoi, depuis deux ans, cet endroit atypique, où les employés ont obtenu des avantages sociaux inconnus ailleurs (CDI, treizième mois contractualisé… autant dire la lune), est en butte à la malveillance conjointe de la multinationale et de deux franchisés. L’enjeu inavoué est de se débarrasser de ce mauvais exemple pour la bonne marche d’une industrie basée sur un radical turn over de la clientèle et des travailleurs. Militant Sud et porte-parole de l’intersyndicale McDo des Bouches-du-Rhône, Tony Rodriguez en sourit encore : « L’autre jour, un copain de la Confédération paysanne me chambrait : “Nous, un McDo, on le démonte. Et vous, vous le défendez ! ?” »
Pour la chaîne US, l’affaire de Saint-Barthélemy n’est pas un mince problème : le marché français est le plus juteux au monde après les États-Unis [3]. Les groupements d’enseignes franchisées se gavent tellement que le sous-directeur de McDonald’s France s’est récemment mis à son compte, rêvant d’une success story de franchiseur franchisé.
C’est la pause. Malik * s’assoit avec un plateau-repas. « Ex-galérien des cages d’escalier », il fait ici sa première expérience du monde du travail : « Je gagne moins, mais on se serre les coudes, et ma mère dort tranquille. » Inès *, mère célibataire venue du Var il y a dix-sept ans : « J’ai refait ma vie ici, j’habite à côté, mes collègues de boulot sont devenus des amis. Si je perds ça, je devrai repartir de zéro. » En mai dernier, les McDo ont organisé une fête avec des Gilets jaunes. Des gosses d’une cité voisine ont dansé et slamé devant le comptoir orné de T-shirts où on lisait « Non à la discrimination sociale ! », « Justice pour Adama – Pas de justice pas de paix ! »
« Les McDo » de Marseille sont mondialement connus. Le New York Times a fait sa une de leur histoire et ils ont reçu le soutien de collègues d’un peu partout dans l’Hexagone, mais aussi des États-Unis. McDo France paranoïe : après une tentative d’occupation, le siège régional d’Aix-en-Provence a été fermé pendant dix mois et le personnel sommé de travailler à domicile [4].
Reprenons la genèse de l’histoire. Début 2018, le franchisé Jean-Pierre Brochiero, à la tête de six McDo, en cède cinq au franchisé Mohamed Abassi qui, avec ses méthodes musclées, va maintenant gérer 14 établissements sur Marseille et ses environs. Et le sixième ? Saint-Barthélemy est détaché du lot. Un repreneur (le père d’un associé d’Abassi) se déclare, avec un projet de reconversion en fast food asiatique hallal, « Halifood ». Il s’agit en fait de préparer la mise à la rue d’une équipe trop soudée. Et d’écarter un délégué syndical remuant, Kamel Guemari, embauché ici à l’âge de 16 ans, et désormais sous-directeur. L’inspection du travail refuse son licenciement le 25 juillet 2019. Quelques jours plus tard, à l’entrée du parking, une voiture fonce sur Kamel, le ratant de peu, puis disparaît dans un crissement de pneus.
En septembre 2018, le tribunal de grande instance de Marseille avait barré la voie à Halifood : projet inconsistant, manque de capital [5]. Kamel s’agace : « Hali-foutaise, oui ! Ils voulaient nous ghettoïser. C’est à cause de nos gueules. De nos barbes ? Regarde les équipiers. Et la clientèle : il y en a de toutes les couleurs. Des élèves infirmières, des lycéens, des mamans avec leur smala, et même des flics du commissariat d’à côté. Ici, on se respecte. »
L’ambiance familiale devant et derrière le comptoir tranche avec le stress anonyme d’un fast food « normal », où l’employé comme le client subissent la cadence mécanique d’une non-vie hyper-rentabilisée. Là, on croit plonger dans une scène de Brooklyn Boogie, de Wayne Wang et Paul Auster (1995). Et, comme dans le film culte, des visées spéculatives menacent le lien social : la valeur foncière, dans une zone en plein chamboulement, va faire la culbute. Jouxtant le parking, un terrain vague attend l’implantation prochaine d’un laboratoire de recherche scientifique. McDo France, propriétaire des murs et du sol, entend maximiser son investissement initial.
Pour cela, on creuse artificiellement le déficit : l’établissement Saint-Barthélemy, seul sur un secteur de 160 000 habitants (les 13e et 14e arrondissements, gouvernés par le RN depuis 2014), n’apparaît plus sur l’appli McDo. Les livraisons à domicile, même commandées depuis une cité voisine (« On a fait le test »), sont aiguillées vers l’enseigne de la Blancarde, à plusieurs kilomètres de là. Le mobilier n’a pas été changé depuis des lustres. Le service en salle est négligé par le patron, qui maintient l’équipe en sous-effectif. Par contre, quatre vigiles sont grassement payés à temps plein pour surveiller les lieux et… les employés.
Le 25 septembre 2019, Jean-Pierre Brochiero a sollicité une procédure de sauvegarde pour ce McDo qui lui colle au doigt comme le sparadrap du capitaine Haddock. Le 2 octobre, le tribunal de commerce a nommé une administratrice parisienne – les salariés ayant demandé un dépaysement. Leur avocat, Ralph Blindauer, dénonce une « faillite organisée » : « Le franchisé veut que le tribunal fasse le sale boulot à sa place », déclare-t-il au site d’info Marsactu. En face, on a « un mouvement social fait de fraternité », affirme-t-il.
Quand il était étudiant, Salim a bossé au McDo Saint-Barthélemy. Aujourd’hui prof au lycée Diderot et militant du Syndicat des quartiers populaires, il accompagne ses ex-collègues. « Pourquoi vous montez pas une Scop, comme les Fralibs [6] ? un “Mac-Quartiers” fabriqué avec des produits locaux, ça casserait la baraque. Imagine le buzz : le New York Times en ferait une édition spéciale, sûr ! » On en a déjà l’eau à la bouche.
* Prénom modifié.
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« Ça s’est passé comme ça chez McDonald’s… », CQFD n°169 (octobre 2018).
« “Les McDo” de Marseille : touchés mais pas coulés », CQFD n°183 (janvier 2020).