À Air Bel, abandon à tous les étages

Leur cité va craquer

Si vous allez à Air Bel, on vous racontera l’eau contaminée, l’habitat plus qu’indigne, les bailleurs sociaux qui camouflent les problèmes et la mairie qui s’en fout. 6 900 habitants, 1 200 logements sociaux, une pauvreté structurelle mais une furieuse envie de prendre les choses en main. Reportage dans les quartiers Est de Marseille.
Photo Yohanne Lamoulère

Ce matin encore, les habitants se sont réveillés au milieu des flaques d’eau. Il a plu – même dans les halls d’immeuble et les appartements. La veille, c’était la purge des radiateurs qui avait provoqué d’énormes fuites. À Air Bel, dédale de bâtiments dominé par quatre tours de 18 étages, l’habitat est largement dégradé, insalubre. Construite au début des années 1970, la cité a échappé à tous les grands plans de rénovation.

Ce mardi 22 octobre, Djamila Haouache revient d’un rendez-vous avec Logirem, l’un des trois bailleurs sociaux de la résidence : « Les problèmes s’accumulaient, il fallait réagir et se défendre. » Djamila est la présidente de l’association « Il fait bon vivre dans ma cité », qui lutte pour les habitants depuis 2013, au côté de l’Amicale des locataires. Sur son bureau, des piles de dossiers s’entassent. Et sur son planning, les rendez-vous s’enchaînent : « Ce matin, on m’a appelée parce que de l’eau s’infiltre dans les murs du bâtiment 65. Ça pète de partout dans les parties communes. Alors je signale, encore et toujours… » Djamila court après le temps. Elle prévient : « À 14 h, je dois m’occuper de l’installation de Madame Timolis dans son nouvel appartement. » Pour cette discrète sexagénaire d’origine haïtienne, c’est un jour important : elle va enfin quitter son sous-sol humide, où grouillent rats et champignons. L’insalubrité du logement avait été constatée depuis belle lurette, mais les bailleurs ont fait traîner le dossier. Ces dernières années, « elle était tellement mal qu’elle était devenue grise, cette dame. Tu te rends compte  ?! »

Traquer les bailleurs sociaux

À Air Bel, les bailleurs savent faire la sourde oreille. Pour les locataires, chaque doléance est une bataille. « En novembre 2018, une dalle a bougé dans un bâtiment, écrasant le conduit d’une colonne et provoquant une fuite importante. Dans un cas normal, on aurait enclenché un plan d’urgence pour que les gens puissent au moins se chauffer et faire la cuisine. Mais ici non, les habitants sont restés sans gaz pendant un mois. » Il a fallu trois semaines pour que les bailleurs consentent à fournir des plaques électriques de dépannage, que Djamila est elle-même allée chercher : « Si je ne l’avais pas fait, personne ne les aurait apportées. »

Le boulot – bénévole – de Djamila et ses deux complices, Kader et Idah : pallier les carences des bailleurs. « Je m’occupe des mutations de locataires, pour des questions d’insalubrité ou de surpopulation, ou les deux en même temps  ! », reprend Djamila. Deux ans de bagarre pour qu’une dame, qui a tout quitté pour échapper aux coups de son mari, soit logée dans un T3 vacant du bâtiment 41. Après avoir sollicité plusieurs fois le bailleur, elle se serait entendu répondre : « Désolée, Madame, on ne sait pas qui vous êtes. »

Au-delà du mépris, Djamila parle aussi de « filouterie ». Et raconte l’histoire d’une jeune femme à la recherche d’un appartement. Un employé d’un des bailleurs sociaux lui aurait dit sans détour : « Tu veux ce T4 ? T’as qu’à me glisser des biftons sous la table. »

David contre Goliath

« Il fait bon vivre dans ma cité » recense tous les maux du quartier et fait pression, autant que possible. « Dans ce bâtiment, désigne Djamila, les habitants se plaignent que les murs ont bougé. Une des locataires n’arrive même plus à fermer sa fenêtre. Logirem lui avait promis de la muter dans un autre appartement en février 2019… »

Bailleurs et services municipaux se déplacent rarement pour constater les problèmes. Conséquence : quand ils peuvent, les habitants les règlent eux-mêmes. Cet été, des locataires ont ainsi débroussaillé les ronds-points de la cité1. En un mois, plus de dix accidents s’y étaient produits, faute de visibilité, avec des herbes de plus de deux mètres de haut... Même inaction lorsqu’une invasion de punaises de lit a poussé des habitants à quitter leur appartement.

Dans leur combat titanesque, Djamila, Kader et Idah ont une alliée. Lisa, membre du collectif d’audiovisuel Primitivi, intervient dans différentes associations de défense de locataires et notamment ici, à Air Bel. Son mode d’action : filmer les dysfonctionnements du bâti et préciser point par point les attentes des locataires. « Les bailleurs suivent de près ces vidéos diffusées sur le Facebook de l’association, affirme Lisa. Ils engagent des travaux de surface pour éviter que les affaires sortent dans la presse... » Témoin privilégié de la lassitude des locataires, elle recueille aussi leurs inquiétudes : « Beaucoup me parlent de cas de cancers. » Pour en avoir le cœur net, Lisa a tenté de convaincre le seul centre médical de la cité de rendre publics des documents attestant de problèmes de santé liés à l’insalubrité. Sur la liste des accusés : champignons pathogènes présents dans l’eau froide et responsables de gastros ou de problèmes pulmonaires, eau chlorée pouvant provoquer irritations, psoriasis, voire cancers de la vessie, et surtout, dans l’eau chaude, des légionelles – bactéries pouvant entraîner une affection pulmonaire mortelle. Lisa raconte que deux jours après lui avoir donné son accord, le centre s’est rétracté, sans doute par peur de perdre ses locaux, loués par Logirem.

L’eau contaminée et le fantôme d’Air Bel

Quand on aborde la présence de légionelles dans les canalisations d’Air Bel, la voix de Djamila se fait plus fragile. En 2011, sa sœur a été infectée à son domicile par ces dangereuses bactéries. Elle en garde encore de sérieuses séquelles. Six ans plus tard, c’est son frère Hamid, père de famille de 45 ans, qui a été contaminé. Il en est mort en août 2017.

Suite au décès d’Hamid Haouache, les trois bailleurs engagent enfin une campagne de chloration, font poser de filtres antibactériens et rénover des canalisations. « Pour moi, rien n’a été fait, ou alors de façon très superficielle avec du matériel de mauvaise qualité », dénonce Djamila. Du reste, certains ouvriers auraient confié aux habitants que les travaux menés étaient insuffisants, leur conseillant même de ne pas boire l’eau du robinet. Pourtant, se souvient Djamila, le 25 octobre 2017, les locataires ont reçu une note lapidaire du bailleur Unicil, qui leur jurait que « l’eau du robinet peut être consommée ». Mais en 2018, des prélèvements révèlent des taux 80 fois supérieurs à la norme dans le bâtiment 5, où une certaine Mme Grima a subi trois contaminations aux légionelles. Djamila refuse toujours de boire l’eau du robinet.

Me Slimani, l’avocate de l’association, a réuni plus de 250 plaintes de locataires contre les bailleurs sociaux. Le 28 juin 2018, un expert judiciaire est désigné pour contrôler la qualité de l’eau. Les derniers résultats en date sont négatifs – pas de légionelles. Les locataires attendent de nouveaux tests.

Les cache-misère

Sur le modèle de la campagne de ravalements de façades que la mairie de Marseille a poursuivie dans le centre-ville malgré le drame de la rue d’Aubagne, à Air Bel on réalise des travaux pour planquer la misère. Lisa montre un faux plafond en plastique installé sous les coursives d’un bâtiment. Infiltré par l’eau, il s’effrite et se délite. Même camouflage avec l’installation de dalles carrées sur les murs de certains appartements : les fissures qu’elles dissimulent commençaient à sérieusement inquiéter les habitants. Pas sûr qu’ils soient rassurés.

Une jeune femme d’une association d’architectes fait son entrée dans le local. « On est de retour le 22 octobre », titre l’affiche A4 qu’elle vient poser sur la porte. Chouette. L’idée de l’intervention : prendre des pinceaux et rendre la signalétique plus « jolie » dans la cité. Les gens qui financent cette intervention ? Les mêmes qui ignorent constamment les locataires : Logirem, Unicil, Erilia, la Ville, la Région, la Métropole. Si la jeune femme en question semble avoir ses faveurs, Djamila prend un ton plus dur pour parler de toutes les associations qu’elle qualifie de « bidons » : « Ils viennent ici faire des missions de “civisme”... En réalité, ils veulent juste écouler leurs subventions. »

Il est 14 h. Mme Timoulis, toute coquette, arrive au local, sourire aux lèvres et le teint moins gris. Djamila doit lui faire signer les papiers pour qu’elle intègre son nouvel appartement. Le bon d’entrée est prêt à être imprimé. « Et merde, l’imprimante marche plus... »

Cécile Kiefer

1 « Marseille : la Ville laisse Air Bel en friche, les locataires débroussaillent », La Marseillaise (15/07/2019).

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