Reportage au Rojava
« Ils nous bombardent au napalm »
« Vous les Européens, vous parlez beaucoup, mais vous ne faites rien ! », s’indigne Saïd Farso, le coprésident de l’organisation des familles des martyrs d’Amouda. « Vous venez ici, vous prenez des notes sur vos papiers, vous observez et vous repartez sans rien faire. Nous on enterre nos enfants tous les jours. » Nous sommes le 21 octobre, et ça fait maintenant quelques jours que je ressens pour la première fois de l’hostilité envers un journaliste européen.
Saïd Farso reprend : « L’Europe n’a pas respecté ses promesses, car elle a plus peur de la Turquie que de Daech et en attendant, elle laisse la Turquie nous bombarder au phosphore blanc. » une arme chimique interdite par les conventions internationales. « On vient d’apprendre que deux de nos enfants sont décédés à Serekaniye. En tout, cinq sont revenus dans des cercueils depuis le début de l’offensive turque. » La coprésidente, Gûl Ase, ajoute : » Depuis le début de la révolution, nous avons perdu 160 martyrs rien que pour la ville d’Amouda. Ils et elles sont mort·es dans la guerre contre Daech. » Amouda est une petite ville du Rojava d’environ 25 000 habitant·es. Bien qu’épargnée par les combats, elle n’en subit pas moins les privations de la guerre.
Nous partons rencontrer l’une des deux familles qui viennent de perdre un de leurs fils. Malgré le chagrin, on nous accueille avec de l’eau, du thé, un café turc et des cigarettes. Le père de l’enfant tombé au combat contre l’armée turque déclare : » C’est une punition de Dieu ! » Ce à quoi Saïd Farso rétorque : » Ce n’est pas Dieu, ce sont les avions qui ont tué ton fils. » S’ensuit un long discours : » Si nous ne nous battons pas, les Turcs vont nous chasser et on va finir en Europe. Il y a déjà un million de Kurdes en Allemagne et c’est déjà trop. Notre culture va disparaître là-bas. » un silence se fait. » Cette attaque est contre tout le peuple kurde. Si nous abandonnons, c’est notre fin. Ils nous bombardent au napalm à Serekaniye. Par ces actes, ils montrent qu’ils veulent nous exterminer ; nous devons résister comme nous le faisons depuis des décennies. Nous n’avons pas attendu l’arrivée des Occidentaux pour nous battre. Depuis 1977, nous avons plus de 50 000 martyrs dans la résistance et pendant presque tout ce temps personne ne nous soutenait. Nous avons besoin du peuple et c’est tout ! » 1977 est une référence au premier assassinat ayant visé un membre du PKK (Parti des travailleurs kurdes, mouvement qui a historiquement mené la lutte armée du côté turc de la frontière). Un cadre de l’organisation est présent et écoute les échanges sans rien dire. Nous repartons.
Les familles des martyrs touchent des petites sommes de la part de l’administration autonome du Rojava. Quelque 40 € par mois pour un mari ou un enfant et environ 20 € de plus par enfant orphelin de leur père pour la mère. Des sommes misérables mais qui permettent à des familles très pauvres de se nourrir. L’organisation des familles des martyrs joue un grand rôle dans l’intégration sociale des foyers ayant perdu un de ses membres. Pour en être adhérent, il faut impérativement avoir perdu un proche. Régulièrement les familles endeuillées reçoivent des visites et peuvent percevoir des aides ponctuelles face aux difficultés du quotidien.
L’accord signé le 22 octobre entre la Turquie et la Russie prévoit un démantèlement des YPG/YPJ kurdes (Unités de protection du peuple et Unités de protection de la femme) et leur remplacement par les forces armées du régime syrien, dans l’objectif de mettre fin à l’expérience d’autonomie kurde au nord de la Syrie. Quoi qu’il se passe finalement, l’acceptation des forces du régime syrien par la population sera loin d’être évidente : plusieurs années de liberté et d’autonomie de fait ne peuvent s’effacer aussi facilement. Quant aux Américain·es, ils sont resté·es sur les puits de pétrole, vitaux pour l’économie syrienne en grande difficulté.
À l’enterrement des deux jeunes, la coprésidente du PYD (équivalent du PKK en Syrie), Aysha Hisso, a déclaré : « Nous avons toujours défendu une solution politique avec le régime de Damas dans le cadre du respect territorial de la Syrie. Face à l’avancée turque, pour éviter que notre peuple ne se fasse massacrer, nous avons dû faire un accord [avec le régime. Mais] notre lutte est loin d’être terminée et nous allons continuer à nous battre pour nos droits. »
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– Autour de la défaite du Rojava : analyse et tentative de réponse à quelques épineuses questions que posent l’agression turque en Syrie du Nord-Est.
Cette analyse et ce reportage ont été publiés sur papier dans le n°181 de CQFD, en kiosque jusqu’au 5 décembre. En voir le sommaire.
Cet article a été publié dans
CQFD n°181 (novembre 2019)
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Paru dans CQFD n°181 (novembre 2019)
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Mis en ligne le 05.11.2019
Dans CQFD n°181 (novembre 2019)