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La Dépêche, « le Parrain » et ses sbires

Depuis près d’un siècle, la famille Baylet, propriétaire du quotidien régional La Dépêche du Midi, domine la vie médiatique et politique du sud-ouest de la France. Malgré toutes les casseroles accrochées à son cul, le magnat Jean-Michel Baylet, plusieurs fois ministre et parlementaire, continue de mettre son journal au service de ses intérêts locaux et nationaux. En 2015, le rachat du groupe Midi Libre lui assure le contrôle de l’information sur toute l’Occitanie. Toute ? Non. Dans l’Aveyron, puis désormais dans toute la région, les copains de L’Empaillé contestent le monopole Baylet, auquel ils taillent costard sur costard. Échantillon de papiers qu’ils lui ont consacré, remixés par CQFD.
Illustration de Victor

La Dépêche ? « Son histoire se confond avec celle de la République », ose le PDG du groupe La Dépêche Jean-Michel Baylet, ancien président du Parti radical de gauche (PRG), plusieurs fois parlementaire et ministre, en préambule de son audition devant la commission d’enquête sénatoriale sur la concentration dans les médias (voir pp. II & III), le 3 février dernier. Le couplet sur les « valeurs humanistes et universelles » est un grand standard du magnat. Il se trouve que les faits sont tenaces et que son quotidien La Dépêche du Midi, alors dirigé par son père Jean Baylet, s’est assez engagé au service de la collaboration avec les nazis pour être interdit à la Libération. Ressuscité en 1947, il intègre même dans les années 1960 à son conseil d’administration l’ancien chef de la police de Vichy, René Bousquet1. Mais après tout, qui peut encore contredire la version de Jean-Michel Baylet ?

L’Occitanie aux ordres

Depuis le rachat du groupe Midi Libre en 2015, les Baylet – Jean-Michel et ses trois enfants – contrôlent toute la presse, de Rodez (Aveyron) à Perpignan (Pyrénées-Orientales) et de Montpellier (Hérault) à Tarbes (Hautes-Pyrénées) : Midi Libre (Hérault, Gard, Lozère), Centre Presse (Aveyron), L’Indépendant (Pyrénées-Orientales), La Dépêche du Midi (Haute-Garonne, Tarn, Tarn-et-Garonne, Ariège, Gers), Le Petit Bleu d’Agen (Lot-et-Garonne), La Nouvelle République des Pyrénées (Hautes-Pyrénées), plusieurs hebdomadaires et des participations dans d’autres publications, télés locales, sites Internet, boîtes de pub et d’événementiel, ou encore L’Occitane d’Imprimerie. Le groupe contrôle toutes les étapes de la production journalistique, de la rédaction à l’impression.

Mais ce monopole est la partie émergée d’un système familial clientéliste, d’abord implanté dans le Tarn-et-Garonne. « Le droit français s’arrête aux portes du département. Après, c’est le code Baylet. Il l’avait dit à mon prédécesseur : “La loi, c’est moi !” », raconte un ancien préfet2. Depuis des décennies, les publications du groupe sont mises au service des intérêts politiques des Baylet et du PRG, et comme moyen de pression sur les pouvoirs locaux ou… nationaux : tranchant avec la neutralité de façade qu’affectionne la presse régionale, La Dépêche a ainsi ardemment soutenu François Hollande (qui nomme ensuite Baylet ministre de l’Aménagement du territoire dans le deuxième gouvernement de Manuel Valls), puis Emmanuel Macron.

Silence sur les « affaires »

La mainmise du clan Baylet sur les six millions d’habitant·es de l’Occitanie ne le met pas à l’abri des scandales et des tribunaux. En janvier 2002 et mars 2003, Baylet et une partie de sa famille sont condamnés pour abus de biens sociaux et recel : depuis plus de dix ans, leurs nombreux domestiques et diverses dépenses de luxe étaient payés par le journal. Peu après le deuxième de ces procès, les magistrats chargés du dossier sont visés par l’affaire Alègre, où La Dépêche joue un rôle majeur3. La fin du long mandat de Baylet à la tête du conseil général du Tarn-et-Garonne (1985-2015) est entachée par trois mises en examen4, qui se concluent par des non-lieux ou des abandons de poursuites pour prescription. Dans les colonnes de La Dépêche, les embarras judiciaires d’une des principales figures politiques de la région ne suscitent qu’un silence prudent.

Même silence en 2016, quand la députée écologiste Isabelle Attard lance à Baylet, en plein Palais-Bourbon : « Comment osez-vous vous présenter à l’Assemblée nationale sans être submergé par la honte ? » En 2002, le magnat aurait frappé à plusieurs reprises une collaboratrice au visage, avant de l’obliger à signer une lettre de démission et de la jeter à la rue, entièrement dévêtue. La victime avait porté plainte le lendemain… avant de se rétracter à la suite d’une transaction financière restée secrète ; contre toute logique, l’affaire avait été classée. Baylet porte plainte pour diffamation contre Isabelle Attard… puis se rétracte, lui aussi, en 2018. Cet aveu de culpabilité interloque toute la presse nationale… Au contraire du « boys’ club » de son groupe, qui ne moufte pas. Il faut dire qu’à La Dépêche, où règne une « politique sexiste et discriminatoire avérée5 », quasiment tous les postes importants sont tenus par des hommes en col blanc. Quand, en mars 2021, Mediapart révèle que Baylet est visé par une plainte pour viol sur mineur, il se défend dans son quotidien, tandis que les journaux de la région continuent de tresser ses lauriers dans la perspective des élections qui s’annoncent6.

Lecteurs et rédactions à l’agonie

À l’intérieur du monopole Baylet, les journaux souffrent. La baisse continue du nombre de salarié·es et de journalistes, comme la fermeture d’agences, s’accélère après le rachat du groupe Midi Libre : 355 postes supprimés et désormais davantage de salarié·es dans le reste des activités, de la pub à l’événementiel que dans les rédactions. « Une véritable mise à mort des capacités opérationnelles des titres ! » dénonce à l’époque le Syndicat national des journalistes (SNJ). Le cas de L’Indépendant est parlant. « Moins d’enquêtes, toujours plus de communication, de pub, de papiers qui servent à rien », raconte un journaliste. C’est le « carton publicitaire » qui dicte la place disponible. Les faits divers sont servis à profusion, tandis que les pages se remplissent de communiqués de presse copiés-collés, quand ce ne sont pas des sujets prémâchés au service de partenaires économiques. Au titre de l’information et du pluralisme, le groupe Baylet touche pourtant 3,7 millions d’euros par an d’aide à la presse, auxquels s’ajoute en 2018 une étonnante subvention de 3,4 millions, accordée avec mansuétude par le ministère de la Culture, pour une imprimerie flambant neuve.

Les petits soldats

« Éditorialement, c’est insupportable. La rédaction est tenue d’une main de fer, et dès que quelqu’un dérive il est écarté », nous racontait un délégué SNJ en 2016, qui ajoutait : « Les serviteurs zélés des Baylet père et fils, qui remplissent toutes les cases de la hiérarchie, ne manqueront pas de vouloir faire régner l’ordre, notamment quand les intérêts politiques ou financiers du patron de La Dépêche seront en jeu. » C’est que les rédacteurs en chef et les éditorialistes du groupe sont des types dévoués : à leur patron, au gouvernement, aux industriels, à la police, à l’ordre en place. Au risque de faire rire la France entière, en 2016, en saluant le nouveau « gouvernement de combat » que leur patron venait d’intégrer, tandis que le reste de la presse moquait ici un bricolage, là un replâtrage sans envergure. On rigole moins lorsque les mêmes emboîtent le pas à la propagande d’État, défendent la réforme des retraites, la répression violente du mouvement des Gilets jaunes, l’intervention française au Mali, le lancement de la 5G, et appellent la République à « traquer ceux-là qui veulent l’abattre 7 », « en tous lieux, sans relâchement, avec obstination et courage », et « à reconquérir les territoires perdus », dont l’école ferait désormais partie, avec « les atteintes à la laïcité, directes ou sournoises, qui [la] gangrènent chaque jour ». On a compris la musique.

Émile Progeault (L’Empaillé) & Laurent Perez

1 « La Dépêche de Baylet : imposture à tous les étages », L’Empaillé n° 1 (mars 2021), que cet article reprend en partie.

2 « Le système Baylet au tribunal », Mediapart (06/12/2013).

3 En 2003, dans le cadre de l’enquête sur le tueur en série Patrice Alègre, deux ex-prostituées accusent diverses personnalités toulousaines de proxénétisme, de viols et de violences sadiques. La Dépêche soutient activement ces accusations, qui seront rapidement démenties.

4 Pour avoir utilisé à titre privé une voiture et un chauffeur du conseil régional ; favoritisme ; et enfin violation du Code des marchés publics.

5 « Sexisme : la direction aggrave encore son cas », communiqué du Syndicat national des journalistes (31/01/2017).

6 « Jean-Michel Baylet, ou l’indifférence », Mediapart (22/06/2021). La plainte pour viol a été classée pour prescription en janvier dernier.

7 Édito du 20 octobre 2020.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°207 (mars 2022)

Dans ce numéro de mars aux belles couleurs roses et rouges, un dossier sur « les saigneurs de l’info », mais aussi : une terrible enquête sur les traces d’un bébé mort aux frontières près de Calais, un voyage au Caire en quête de révolution, un stade brestois vidé de sa substance populaire, un retour sur les ronds-points jaunes, une gare en péril, des cavales, des communards pas si soiffards...

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Paru dans CQFD n°207 (mars 2022)
Dans la rubrique Le dossier

Par Émile Progeault, Laurent Perez
Illustré par Victor

Mis en ligne le 25.03.2022