Extrême-droitisation de la téloche

Chaînes sans infos : les fachos font le show

L’irruption d’un candidat raciste en tête de gondole de la campagne présidentielle ne doit rien au hasard, mais tout à un système médiatique dévolu à l’image et au buzz. D’égouts audiovisuels en réseaux sociaux, il accomplit le calamiteux miracle quotidien de ne même plus banaliser l’extrême droite, mais de la consacrer comme idéologie dominante.
Illustration de Clément Buée

« Le premier grand écologiste, ça a été un certain Adolf Hitler », claironne l’essayiste Pascal Bruckner sur CNews, dix jours après que l’éditorialiste Ivan Rioufol a assimilé le sort des non-vaccinés à celui des juifs du ghetto de Varsovie. « C’est pas l’extrême droite, Hitler », précise Gabrielle Cluzel, du site Boulevard Voltaire. « Vous ne pouvez pas comparer Dieudonné et Zemmour, plaide sur LCI Yves Thréard, du Figaro. Il y en a un qui s’en prend à une race, les Juifs, coupables de par leurs origines. Zemmour s’en prend aux Arabes parce qu’il dit que ce sont des voleurs. Rien à voir ! » Sur BFMTV, la journaliste Julie Graziani salue une prestation de Zemmour : « Il parvient à créer une empathie, et même un moment émouvant. » Je pleure. Comment de telles horreurs ont-elles pu devenir banales, répétées, sans être contestées ? Au-delà des stratégies politiques, des évolutions sociologiques, la mécanique des chaînes info joue un rôle primordial dans la promotion de ce qui était indicible il y a cinq ou dix ans.

Fabrique de la nausée

C’est lors du lancement de la TNT, en 2005, qu’apparaissent BFMTV, iTélé (future CNews après sa reprise en main par Bolloré) puis LCI sur des canaux gratuits. Leur influence dans la fabrique de l’information – et de l’opinion – s’étend bien au-delà de leur audience à un instant T, limitée à quelques centaines de milliers de téléspectateurs. Sur une journée, ce sont dix millions de personnes qui regardent BFMTV. CNews suit pas loin derrière et LCI touche un peu moins de monde. C’est devenu un réflexe de zapper sur BFMTV comme autrefois on allumait une radio pour écouter un flash. Sans parler des écrans allumés non-stop dans les cafés, les restos… et les ministères. À ces téléviseurs s’ajoutent les réseaux sociaux, où les chaînes postent sans arrêt des extraits d’émissions, comme l’abjection d’Yves Thréard citée plus haut, suscitant partages, indignations, détournements qui renforcent leur visibilité. Conséquence : les politiques y sont accros. Pour les seconds couteaux ou les petits nouveaux, c’est un moyen d’exister. S’y presse aussi la fine fleur du journalisme français. Enfin, la fine fleur… Peu de représentants des médias indépendants mais, à foison, des « toutologues » de journaux et de radios appartenant à des groupes privés détenus par des milliardaires. Les chaînes info constituent ainsi un concentré du système médiatique dominant. Elles ont une influence majeure sur l’agenda, la hiérarchie et le cadrage de l’actualité. Elles jouent un rôle moteur dans ce que Bourdieu appelait dès 1996 la « circulation circulaire de l’information1 » qui, depuis, s’est intensifiée et accélérée avec l’apparition des réseaux sociaux et de ces chaînes.

Comment de telles horreurs ont-elles pu devenir banales, répétées, sans être contestées ?

Pour savoir quelle place y tiennent l’extrême droite et ses idées, visitons le site de l’Arcom (ex-CSA). L’autorité de contrôle et de régulation des médias audiovisuels veille à l’équité des temps de parole des candidats. Selon son décompte, cette équité est à peu près respectée, du moins si l’on se réfère aux équilibres établis par les fichus sondages – dont ces télés font grand usage. une étrangeté cependant : BFMTV accorde plus de temps à Zemmour et à ses représentants que CNews, dont on sait qu’elle roule pour le candidat de Bolloré. Alors, prenons d’autres statistiques. Sur tous les tweets de BFMTV à propos de personnalités politiques du 7 septembre au 7 octobre derniers, comptabilisés par Libération 2 : 432 sont dédiés à Zemmour, presque quinze par jour (!), trois fois plus que le nombre de messages consacrés à la deuxième plus citée… Marine Le Pen. Quelques mois plus tard, la première semaine de février, les tweets mentionnant Zemmour et Le Pen ont représenté deux tiers de ceux postés pour BFMTV, trois quarts pour CNews. Cette prédominance révèle bien mieux que le décompte de l’Arcom la réalité de ce qui se passe sur les antennes. Pour en avoir une idée, observons une soirée. Pas sur CNews, caricatural ramassis de réacs, où l’on réhabilite le nazisme pour mieux combattre « l’épuration » conduite, selon Eugénie Bastié, par des féministes « radicales, intersectionnelles, woke » qui veulent « désexiser » (sic) la société.

Le débat version PMU

Le 9 février, BFMTV organise un débat intitulé « La France dans les yeux ». Invité : Éric Zemmour. Dès 6 heures du matin, un reportage à Versailles trompette que « Zemmour chasse sur les terres de Pécresse ». Toute la journée revient la promo du rendez-vous du soir. De 18 heures à minuit, l’antenne est entièrement dédiée à l’extrême droite, sans même une coupure pub. Hors les 2 h 40 de débat proprement dit, tout le reste du temps est consacré à des questions telles que « Zemmour peut-il se qualifier pour le second tour ? » La discussion est nourrie par des politiques et des journalistes. Parmi les premiers, la parole est donnée aux principaux adversaires de Zemmour, qui ne sauraient être de gauche : une représentante de LREM, une de LR et, pour le RN, le sénateur Stéphane Ravier3, sommé de révéler s’il va se rallier à Zemmour, puis Jordan Bardella, président du parti, interrogé pour savoir comment Marine Le Pen va faire face à la « dynamique » Zemmour. Car Zemmour bénéficie d’une « très forte dynamique », tous les journalistes le répètent. Pensez donc ! dans les sondages, il est remonté d’un point en quinze jours.

Seules la personnalité et la stratégie de Zemmour sont discutées, presque pas son programme ou son idéologie. Le chef du service politique de RMC revendique : « L’idée, c’est pas de faire de l’idéologie, des grandes théories. » Non, sur BFMTV, l’élection se joue comme une « course de petits chevaux ». une compétition entre personnes, qu’importe si elles sont racistes, sexistes, homophobes, islamophobes… On ne parle même pas de candidat d’extrême droite, mais, comme Bruce Toussaint, de « candidat si particulier », soit une manière extrêmement dépolitisante d’aborder la politique.

Sur BFMTV, l’élection se joue comme une « course de petits chevaux ».

Ce soir-là, outre les politiques, défilent une palanquée d’experts. De droite (sauf Pierre Jacquemain, du magazine Regards, bénéficiaire de trois minutes d’antenne). Ses éditorialistes étant macronistes, BFMTV, pour rétablir l’équilibre, en a invité de plus droitiers : un journaliste du Figaro bienveillant avec Zemmour et Julie Graziani, fervente supportrice qui espère, à l’orée de sa prestation, une « éclaboussure émotionnelle » (prévoyez un imperméable). Problème : Julie Graziani n’est pas comptabilisée dans le temps d’antenne des soutiens de Zemmour. Pas plus que les journalistes de Valeurs actuelles et du Figaro qui pullulent sur les plateaux de BFMTV. Pas plus que les Pascal Praud, Ivan Rioufol, Jean-Claude Dassier, Mathieu Bock-Côté, têtes d’affiche zemmourophiles de CNews. Ils ne sont pas encartés, leur temps de parole n’est donc pas décompté. Voilà comment se fabrique l’énorme surreprésentation de l’extrême droite sur les chaînes info. Lesquelles ne produisent que très peu d’information ou d’enquêtes, mais privilégient le débat en plateau. Réunir quatre gugusses dans un studio de l’Ouest parisien, ça ne coûte pas cher et ça peut produire de la déclaration fracassante qui va faire le buzz. Bref, des chaînes de déblatération, soumises à la loi de la concurrence. Or, c’est bien connu, « Zemmour fait de l’audience »… Surtout si on l’érige en personnage principal de la compétition électorale.

BFMTV, CNews et LCI sont en outre détenues par des milliardaires (Drahi, Bolloré, Bouygues) qui dépendent des commandes ou de la régulation de l’État, tout en étant de grands bénéficiaires de l’économie de marché. Ces « capitaines d’industrie » et leurs salariés ont tout intérêt à limiter le débat à une alternative entre la droite autoritaire d’Emmanuel Macron et l’extrême droite de Le Pen ou Zemmour. Pas plus l’une que l’autre ne menace leurs intérêts. Aussi, quand un candidat affirme que les HLM sont des foyers d’islamisation, BFMTV le laisse dégoiser, préférant évaluer sa capacité d’empathie. En revanche, si un invité de gauche réclame de nationaliser les Ehpad ou les autoroutes, aussitôt des experts clament que ce serait pure folie, que le privé est bien meilleur gestionnaire que l’État. Comme le résume l’adage des années 1930, « plutôt Hitler que le Front populaire », actualisé par Raphaël Enthoven sur LCI : « Plutôt Le Pen que Mélenchon. » Ajoutons pour être complet : « Plutôt Zemmour que Poutou. »

Samuel Gontier

1 Sur la télévision, Raisons d’agir, 1996.

3 Passé depuis dans le camp du Z.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°207 (mars 2022)

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Paru dans CQFD n°207 (mars 2022)
Dans la rubrique Le dossier

Par Samuel Gontier
Illustré par Clément Buée

Mis en ligne le 04.03.2022