Prise en otage médiatique
Luttes sociales : des médias à la botte
Quand les mouvements sociaux battent le pavé, l’écho de leurs luttes subit un certain nombre de distorsions en passant sous les fourches caudines des médias qui les commentent. Chacun a sans doute en tête ce classique des micros-trottoirs des jours de grève : sur le parvis d’une gare, un usager des transports clame son ras-le-bol « d’être pris en otage ». Des mots trop souvent érigés en baromètre de « l’opinion » par des journalistes, éditorialistes, experts en tout et rien qui phagocytent ainsi toute analyse des revendications sociales.
Ce bref exemple n’est qu’une brindille dans l’exigeant travail auquel s’est attelée Acrimed (Action-Critique-Médias) dans son livre Les médias contre la rue. un essai qui « dresse le bilan des mauvais traitements que les médias dominants font subir aux mobilisations sociales », de la réforme Fillon des retraites de 2003 à la version Macron de 2020, en passant par les grèves étudiantes et lycéennes contre le contrat première embauche (CPE), la « loi Travail » et la mobilisation des Gilets jaunes. Né dans la foulée des grandes grèves de 1995, Acrimed se définit comme une « association-carrefour » et réunit « des journalistes et salarié·es des médias, des chercheur·ses et universitaires, des acteur·ices du mouvement social » et des « usagers » des médias. À travers un site Internet et diverses publications1, l’association vise à « informer sur l’information (sur son contenu et sur les conditions de sa production) […] et contester l’ordre médiatique existant, sa concentration, sa financiarisation, la marchandisation de l’information et de la culture, l’anémie du pluralisme et du débat politique ». Dans la droite ligne de cette déclaration d’intention, elle déroule avec Les médias contre la rue une synthèse accablante de la morgue et du mépris dont les médias dominants font preuve dès que surgissent sur les fils d’infos les mots « conflit social », « revendication salariale » ou « grève ».
On sait gré à Acrimed d’avoir épluché pour nous des kilomètres d’éditoriaux, provenant aussi bien des grands titres nationaux que de la presse quotidienne régionale, visionné et écouté des heures de débats toxiques, et s’être fadé des tombereaux de directs des chaînes info en continu, pour rendre compte du traitement de défaveur dont bénéficie quiconque dans ce pays prend la rue pour y clamer sa colère : « Ignorer ou minorer, […] raconter les effets et oublier les causes », telles sont les grandes lignes rédactionnelles reproduites à l’envi par une (grosse) partie des « journalistes » qui se targuent ainsi de faire l’opinion. Pour Acrimed, le constat est sans appel : « Entre les routines journalistiques qui tendent à le dénaturer et les commentaires qui s’efforcent de le délégitimer, un mouvement social a toutes les chances de ressortir en miettes de la moulinette médiatique. »
Ce concassage est décortiqué en un précis dosage de verbatim, retranscriptions d’interviews et analyses maison qui plantent le décor, désespérément immuable, d’un système médiatique épousant un pouvoir économique et politique qui ne tolère aucune alternative, et surtout pas celle que lui hurlerait la rue. À ces vociférations, ce système préfère les messes basses, la peoplisation et les éléments de langage des cabinets ministériels dont ils sont les plus dévoués porte-voix.
Pour autant, Acrimed ne désespère pas qu’un autre journalisme soit possible dans ces espaces formatés et, pour l’ironie, nous invite à savourer, même s’il est aigre, l’édifiant contre-exemple incarné par les couvertures des manifestations de flics de 2016 et 2020 : soudain, une autre ambiance s’installe sur les écrans et plateaux de BFM et consorts. Les représentant·es de syndicats policiers se succèdent à l’antenne et y déclament à leur aise toutes leurs revendications, tandis qu’une minute de silence est respectée par les journalistes pour des policiers morts en service et qu’on assure la retransmission in extenso de la prise de parole syndicale en fin de manifestation. Comme quoi, conclut Acrimed : « Si toutes les mobilisations ne se valent pas, le mauvais traitement d’une mobilisation sociale n’est pas une fatalité. »
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1 Également conseillé : Mathias Reymond, « Au nom de la démocratie, votez bien ! » Retour sur le traitement médiatique des élections présidentielles de 2002 et 2017, Agone, 2019.
Cet article a été publié dans
CQFD n°207 (mars 2022)
Dans ce numéro de mars aux belles couleurs roses et rouges, un dossier sur « les saigneurs de l’info », mais aussi : une terrible enquête sur les traces d’un bébé mort aux frontières près de Calais, un voyage au Caire en quête de révolution, un stade brestois vidé de sa substance populaire, un retour sur les ronds-points jaunes, une gare en péril, des cavales, des communards pas si soiffards...
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Paru dans CQFD n°207 (mars 2022)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Colloghan
Mis en ligne le 18.03.2022
Dans CQFD n°207 (mars 2022)
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