Le virus de la télé servile
Covid-ORTF
Le coronavirus a-t-il changé le monde de l’audiovisuel ? Non. Sur les chaînes d’info comme dans les journaux télévisés, la révérence envers le(s) pouvoir(s) était déjà très forte avant. Avec la crise sanitaire, cette déférence s’est encore accrue – et la place accordée à des voix discordantes s’est encore amoindrie.
Pendant plus de deux mois, l’actualité télévisée se limite à un seul sujet, le Covid-19, sur lequel les autorités « compétentes » communiquent à longueur de journée. Une palanquée de « professeurs » colonisent les écrans, relayant la parole officielle. À l’origine de la déférence des « mandarins », la loi portée par Roselyne Bachelot en 2009. Depuis, les directeurs d’hôpitaux ne sont plus choisis par leurs pairs médecins mais nommés par le ministère. Les multiples « chefs de service » médiatiques ont donc le doigt sur la couture du pantalon — ou de la surblouse, quand ils en ont. « Il y a une réactivité exceptionnelle de l’administration et de toute la logistique, admire sur LCI, en début de crise, le professeur Bertrand Guidet, chef du service de réanimation à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris. Aujourd’hui, j’ai demandé des surblouses, deux minutes après [je les avais]. » En revanche, on n’entend quasiment pas la parole des soignants « de base », eux qui sur les réseaux sociaux montrent comment ils se confectionnent des surblouses dans des sacs poubelle.
Ce panurgisme s’illustre dans le soutien quasi unanime au gouvernement quand il refuse le port du masque. « Les services de réanimation sont remplis de personnes qui pour certaines d’entre elles portaient des masques », prétend le ministre de la santé Olivier Véran. Experts et éditorialistes acquiescent. « Avoir un masque et le toucher toute la journée [...] peut être un vecteur de contamination », alerte Daniel Guillerm, de la Fédération nationale des infirmiers libéraux. « Avoir un masque peut être totalement illusoire », renchérit Virginie Le Guay, de Paris Match. En résumé, le gouvernement a savamment organisé la pénurie de masques pour protéger la population.
Le même suivisme s’observe dans la rengaine du « relâchement » serinée par le gouvernement – moyen de pointer les comportements individuels plutôt que sa responsabilité. Ce thème surgit dès le premier jour du confinement : les télés, à l’invitation de la préfecture de police de Paris, se ruent dans le quartier de Château-Rouge, où vit une population majoritairement d’origine immigrée, pour dénoncer le sort fait aux policiers, « encerclés par des gens devant, des gens derrière, sur les côtés » (Laurence Ferrari sur CNews). À coups d’images filmées au téléobjectif, qui raccourcit les distances et rapproche les personnes, le thème du « relâchement des Français » est récurrent durant tout le confinement, et même après. Attention, pas celui des habitants des beaux quartiers, injustement maltraités par les policiers, au point qu’un expert de CNews s’émeut du « racisme anti-blanc de la police de Castaner »… pendant que s’ébattent librement les habitants des quartiers populaires par nature indisciplinés.Sans parler des Marseillais, dont le caractère méditerranéen explique l’incivisme. En revanche, aucune mention des violences policières décuplées dans les « quartiers ». Hormis quelques paroles apitoyées, très peu de préoccupation pour le sort des travailleurs (éboueurs, vigiles, caissières, etc.) contraints de s’entasser dans les transports en commun pour rejoindre un travail où ils sont particulièrement exposés.
Pour leur part, les éditocrates, tels Christophe Barbier ou les Duhamel (Alain sur BFM et Olivier sur LCI) se félicitent que la population ait peur, une peur nécessaire au respect des « gestes barrières » et donc au « redémarrage économique ». Si cela ne suffit pas, Jean-Michel Apathie (LCI) a une idée : « La démocratie n’est pas un horizon indépassable, soutient-il en plaidant pour un “tracking” généralisé, il peut être dépassé par des formes plus contraignantes. » Bienvenue dans le « monde d’après ».
Difficile de classer les chaînes selon leur degré d’inféodation au pouvoir. Il n’y avait pas grand-chose à attendre de TF1 ni de BFM-TV, laquelle s’était déjà imposée comme la chaîne officielle de la Macronie. Certes, il arrive que des voix dissonantes s’y fassent entendre, quand de rares personnalités de gauche s’expriment ou que des syndicalistes sont interrogés (sans ménagement). Mais la ribambelle d’éditocrates estampillés « éditorialiste BFM-TV » est constituée d’ardents macronistes. Entre Alain Duhamel, Christophe Barbier, Anna Cabana, Bruno Jeudy ou Ruth Elkrief, pas l’ombre d’un désaccord. Ce qui donne des débats surréalistes, aussi enjoués que futiles, quand quatre d’entre eux « ferraillent » sur le même plateau. « Tous les Français veulent entendre Emmanuel Macron ! », clame Laurent Neumann avant la diffusion d’un « document exceptionnel », une immersion « au cœur de l’Élysée face à la crise », panégyrique digne d’un service de communication.
LCI ne vaut guère mieux. À quelques exceptions près, comme Rokhaya Diallo (chez Pujadas), ou l’urgentiste Gérald Kierzek (défenseur de l’hôpital public), les plateaux sont d’une confondante uniformité. La chaîne du groupe TF1 est capable d’organiser des « débats » entre Daniel Cohn-Bendit (macroniste acharné), Olivier Duhamel (membre de l’Institut Montaigne, qui réclame de supprimer congés et jours fériés), Luc Ferry (qui appelait l’an dernier à tirer à balles réelles sur les Gilets jaunes) et Roselyne Bachelot (fossoyeuse de l’hôpital public sous Sarkozy, aujourd’hui thuriféraire dévouée de la Macronie).
France Télévisions, et particulièrement France 2, s’est montrée tout aussi servile, au point de susciter un communiqué indigné du Syndicat national des journalistes (SNJ), peu suspect de radicalité. Y est pointé « un discours unique et formaté, relayant la communication gouvernementale. Les éditions nationales de JT, en particulier le 20 heures de France 2, sont transformées en un interminable défilé de ministres et responsables LREM ». Pour ponctuer ce défilé, une longue succession de micro-trottoirs, degré zéro du journalisme, afin de sonder le vécu des « Français ».
Exemple de la similitude des modes de traitement, le discours compassionnel sur les soignants, suite logique du peu de cas fait de leurs luttes des années passées. France 2 et TF1 diffusent successivement le même sujet larmoyant sur les personnels hospitaliers décédés en s’appuyant sur les témoignages de proches éplorés. Les deux chaînes ne mentionnent pas que ces morts sont largement dues au délabrement organisé de l’hôpital, au manque de moyens de protection. Dans le même esprit, BFM-TV crée une nouvelle rubrique, « 20 h on applaudit », pour diffuser chaque soir les encouragements aux soignants. De ce jour, j’arrête moi-même de pratiquer ce rituel.
Seule CNews se distingue, mais par sa propension à mettre en valeur des personnalités d’extrême droite (Éric Zemmour, Élisabeth Lévy, Ivan Rioufol, Charlotte d’Ornellas, etc.). Ceux-là ne ménagent pas leurs critiques contre le gouvernement, dénonçant une « dictature sanitaire » liberticide. Non en raison de l’arbitraire policier, mais en condamnant le principe même du confinement, à l’égal de l’alt-right américaine, pour laquelle l’obligation du confinement relève du « communisme ».
Autre point commun, la promotion béate de la charité pour financer le système hospitalier. Qu’elles proviennent de vedettes du show-biz ou de « bonnes volontés » de particuliers, les initiatives caritatives sont admirées et promues. France 2 participe allègrement à cette mise en cause du financement d’un service public par l’impôt en dédiant « une grande soirée d’utilité publique » (!) à la récolte de fonds pour la Fondation des hôpitaux de Paris-hôpitaux de France. « Et il y a une surprise, la Française des Jeux vient de décider d’un don exceptionnel d’un million d’euros ! » Ça valait le coup de la privatiser. De son côté, BFM-TV fait sponsoriser son « 20 h on applaudit » par les magasins Lidl, arguant que les recettes de l’opération sont reversées à la même fondation… présidée par Brigitte Macron. C’est la charité qui se fout de l’hôpital.
1 Telerama.fr/blogs/ma-vie-au-poste. On peut également lire certaines de ses chroniques dans l’ouvrage Ma vie au poste, publié aux éditions La Découverte en 2016.
Cet article a été publié dans
CQFD n°188 (juin 2020)
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°188 (juin 2020)
Par
Illustré par Gautier Ducatez
Mis en ligne le 10.06.2020
Dans CQFD n°188 (juin 2020)
Derniers articles de Samuel Gontier