Gentrification & ballon rond

À Brest, un stade populaire en sursis

Les clubs de football professionnels n’ont pas besoin de tomber dans la démesure des stades géants pour redessiner une ville. En Bretagne, le Stade brestois et Brest métropole s’apprêtent ainsi à remplacer le stade municipal Francis-Le Blé par une nouvelle enceinte sportive reléguée dans une zone commerciale. Si le projet était mené à bien, il ne serait pas seulement un pas de plus vers un football réduit à la dimension d’un spectacle consumériste. Il marquerait aussi la disparition d’un des derniers poumons plébéiens du centre-ville.
Photo signée Yves de Orestis

Dimanche 13 février, le Stade brestois reçoit le club de Troyes (Aube). La météo est exécrable, même pour un Finistérien. Dans les rues du centre-ville, balayées par la pluie et le vent, des petits groupes encapuchonnés arborant l’écharpe rouge et blanche du club local pressent le pas. Tous se dirigent vers le stade Francis-Le Blé. une foule se forme bientôt sur la route de Quimper fermée à la circulation, comme à chaque rencontre. Face aux entrées sud du stade, le bar Le Pénalty, plus communément nommé « Le Péno ». Des grappes de retardataires s’y attardent, se dépêchant de finir leurs pintes, abritées tant bien que mal par l’auvent. Les chants résonnent déjà depuis la tribune Quimper, la « RDK » (pour Route de Kemper). Nous passons la fouille avant de grimper un des escaliers de cette tribune un poil branlante. Tandis que les ultras rendent hommage à l’un des leurs, on se place de manière à ne pas ramasser trop de flotte. 15 h, coup d’envoi. 15 h 07, premier but brestois. « Ici c’est Brest. »

Le Stade brestois, vitrine du capital local

« Vétuste, grinçant, chaleureux et festif, Francis-Le Blé est un stade à l’ancienne qu’on souhaiterait, dans cette configuration, ne jamais voir disparaître », écrit le blogueur et aventurier du foot Gustave Le Populaire1. Et pourtant, les jours de cette arène rectangulaire, « à l’anglaise », nichée sur les hauteurs de la ville, semblent bel et bien comptés.

Si la construction d’un nouveau stade est un serpent de mer local, il semble que cette fois-ci le projet soit en passe d’aboutir. À la suite d’une réunion qui s’est tenue le 19 janvier dernier, la métropole et le club annoncent être sur la voie d’un consensus. L’emplacement, une zone commerciale de la commune limitrophe de Guipavas, est déjà connu. Loin du cœur de Brest, que le stade Francis-Le Blé contribue à animer depuis près de cent ans. Inauguré en 1922, le stade municipal de la route de Quimper accueille d’abord l’Armoricaine de Brest, qui devient en 1950 le Stade brestois. Il est baptisé Francis-Le Blé en 1982, en hommage à l’ancien maire socialiste de la ville. « Francis », comme le surnomment les Brestois, a été remanié à plusieurs reprises tout en restant à taille humaine. Il compte aujourd’hui 15 000 places. Raisonnable pour un club resté relativement modeste, avec le 18e budget de Ligue 1.

« Vétuste, grinçant, chaleureux et festif, Francis-Le Blé est un stade à l’ancienne qu’on souhaiterait, dans cette configuration, ne jamais voir disparaître »

Mais si le football est un miroir déformant de la société, le Stade brestois est une vitrine du capital local. Le club est racheté en 2016 par Denis Le Saint qui le préside depuis, assisté de son frère Gérard. Tous deux dirigent le groupe Le Saint, spécialisé dans la distribution de produits frais. Affichant en 2018 un chiffre d’affaires de 550 millions d’euros2 rien que sur la livraison de fruits et légumes, l’entreprise s’est imposée comme un maillon essentiel de cette agriculture industrielle qui caractérise la campagne alentour.

Parmi les fans du club, beaucoup apprécient ces dirigeants locaux, amateurs de sport et loin des dérives du foot business le plus caricatural. Mais les Le Saint ne sont pas pour autant des anges. Après le retour du club en Ligue 1 en 2019, ils s’attirent la colère des supporters en passant au yield management, faisant varier le prix des billets en fonction du comportement de ceux qui les achètent, un peu comme les billets d’avion ou de TGV. Ce système permet, d’après Gérard Le Saint, de « répondre parfaitement à la règle de l’offre et de la demande3 ». Par conséquent, le prix des places et des abonnements grimpe, au risque d’exclure les plus modestes. Ce qui n’empêche pas le groupe Le Saint d’être loué dans la presse locale pour sa « convivialité autour du football ou du commerce4 ».

Les deux frères entretiennent également un rapport bien particulier à la presse. Fin mai 2021, alors que tout le monde est soumis au couvre-feu, ils organisent une sauterie en l’honneur du Brest Bretagne Handball, club féminin dont ils sont également propriétaires. La soirée accouche d’un bon cluster, révélé par un journaliste de France Bleu Breizh Izel. En représailles, la radio se voit exclue des conférences de presse du Stade brestois5, provoquant l’indignation du petit monde du journalisme sportif. Mais le message est clair : mieux vaut ne pas porter atteinte à l’image des mécènes du sport local.

Des pirates en zone commerciale

Voilà plusieurs années que les deux frères affichent leur volonté de quitter Francis-Le Blé. Il faut dire que ce stade vieillissant est loin d’être aux normes actuelles du football professionnel. Le Stade brestois bénéficie du record de dérogations temporaires accordées par la Ligue de football professionnel (LFP) pour y accueillir les matchs de Ligue 1. Les derniers travaux de rénovation, en 2010, n’ont pas suffi. Depuis, la ville, dirigée par le Parti socialiste (allié aux écologistes6), se refuse à réaliser tout investissement significatif7.

Les dirigeants du club avaient donc annoncé en 2018 un nouveau stade 100 % privé. Il devait permettre à la municipalité de se débarrasser de ce boulet financier. Mais le vent a tourné et on se dirigerait désormais vers un partenariat public-privé. un modèle qui, pour les stades surdimensionnés construits avant l’Euro 2016 à Lille, Nice ou Bordeaux, s’est avéré être un parfait désastre8. Il s’agirait donc de ne pas reproduire cette erreur, en proposant une jauge similaire à celle de Francis-Le Blé. La répartition des dépenses, estimées à 85 millions d’euros, reste toutefois à définir. Pas certain que les Brestois s’y retrouvent par rapport à une rénovation de Francis-Le Blé, estimée par le club lui-même à une cinquantaine de millions d’euros9.

Globalement, les dirigeants du club ont revu leurs ambitions à la baisse par rapport aux premières annonces, sans pour autant abandonner le spectaculaire. Au revoir, les bowlings, hôtels et restaurants initialement prévus, bonjour le « mini-parc de loisirs évoquant le thème des pirates10 », suivant l’actuelle lubie marketing du club. Quoi de mieux qu’un peu de folklore pour animer l’insipide zone commerciale au bord de laquelle le futur stade devra se dresser ?

Un projet « structurant » pour la métropole

Visiblement, le côté bordélique de ce stade en centre-ville ne correspond plus vraiment à l’image lisse que les obsédés de l’attractivité territoriale souhaitent donner à la Cité du Ponant. Et quand il s’agit de décider sans les habitants à quoi doivent ressembler leurs villes, les notables s’entendent comme larrons en foire. François Cuillandre, maire de Brest et président de Brest Métropole, défend ainsi un projet « indispensable pour le club mais aussi pour la ville11 ». Denis Le Saint, de son côté, vante « un outil structurant12 » pour la métropole.

Visiblement, le côté bordélique de ce stade en centre-ville ne correspond plus vraiment à l’image lisse que les obsédés de l’attractivité territoriale souhaitent donner à la Cité du Ponant.

Le déménagement du stade ne concerne donc pas seulement les amateurs de football. Il touche à la manière dont est pensée la ville, et doit être mis en perspective avec les bouleversements orchestrés par la majorité aux commandes13. Avant les dernières élections municipales, François Cuillandre confiait à ce sujet : « À moyen terme, le stade Le Blé sera déconstruit. Et les espaces ainsi récupérés créeront une réserve foncière pour du logement, des équipements publics, etc.14 » Abandonner « Francis » libérerait en effet un terrain de choix sur l’un des points hauts de la ville. Alors que les promoteurs se ruent désormais sur le moindre mètre carré, la possibilité d’une vue sur rade promet de juteuses affaires.

Lâcher Le Blé aggraverait par ailleurs une tendance à la disparition des lieux de sociabilité populaire. À Brest, la moitié des troquets ont mis la clé sous la porte en 20 ans15. Pour un bistrotier observateur de la vie sportive locale, avoir conservé jusqu’ici un stade de centre-ville est une chance. Il déplore un départ qui aggraverait la dévitalisation des quartiers centraux au profit des zones périurbaines. Paradoxalement, le Stade brestois continue à capitaliser sur l’image de son fief, ancré au cœur d’une ville au caractère bien trempé. De fait, Francis-Le Blé compte parmi les bâtiments les plus emblématiques de la ville : il est ainsi à l’honneur du dernier clip du rappeur local Reynz. Au début de la saison 2019-2020, une série de reportages diffusés sur beIN Sports faisait, quant à elle, la part belle au stade et à ses personnages. On y découvrait de beaux plans sur Francis-Le Blé, lové entre les immeubles, avec le port de commerce en perspective. un air d’outre-Manche, loin du célèbre marchand de meubles suédois avec lequel le futur stade devra voisiner.

Il n’y a pas d’alternatives

Jusqu’à peu, le nouveau stade avait pourtant des adversaires, notamment dans les rangs d’Europe Écologie-Les Verts. Ses membres défendaient une rénovation de Francis-Le Blé permettant d’éviter de grignoter des terres agricoles. Revenus dans le giron de la majorité à l’occasion des dernières municipales, les élus écologistes sont mystérieusement devenus muets sur la question. Il faut dire que Denis Le Saint s’est montré conciliant, en cherchant à « répondre aux attentes de tout le monde, dont les élus verts16 », notamment en réduisant l’emprise au sol du projet. Si ces derniers s’entêtaient toutefois à vouloir rénover Le Blé, « ce sera sans nous », prévient le président du club. une mise en garde accompagnée de prédictions apocalyptiques : « On se retrouvera rapidement en Ligue 2. On perdra du public, de la notoriété, de l’identité. Les gens qui vont décider de l’avenir du projet ont cette responsabilité-là. » En attendant, le terrain du futur stade a d’ores et déjà été débarrassé d’une ferme qui abritait un hêtre remarquable, des espèces protégées et d’anciennes tombes17.

Une certaine nostalgie

De leur côté, les supporters semblent plutôt partagés quant à l’avenir de « Francis ». Ceux que nous avons pu croiser se sont d’ailleurs montrés assez réticents à s’exprimer sur le sujet. Beaucoup semblent toutefois favorables au nouveau stade. Il s’imposerait comme la meilleure solution pour répondre aux normes imposées par la LFP, mais également pour se défaire des problèmes de parking autour de la route de Quimper. On a cependant le sentiment qu’une certaine résignation domine face à une décision sur laquelle les Brestois n’ont pas prise. Ailleurs pourtant, d’autres choix ont été faits, notamment sous la pression des associations de supporters. À Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), les fans du Red Star FC ont obtenu la rénovation du mythique stade Bauer, promis à la prédation foncière. À Nantes, les amoureux de la Beaujoire sont parvenus à faire annuler le projet délirant de YelloPark, vaste entreprise d’aménagement privé menée par les dirigeants du FC Nantes.

Ici, les dimensions réduites de la dernière mouture du stade présentée par Le Saint rassurent les supporters. Mais ils savent aussi que les enceintes neuves, sursécurisées et aseptisées, manquent bien souvent d’âme. Dans un article consacré aux années noires du club finistérien, un journaliste écrit au sujet de Le Blé que « rares sont les lieux du Brest d’aujourd’hui qui réunissent aussi bien la singularité de cette foutue ville18 ». On sent déjà pointer chez les habitués une certaine nostalgie teintée de fatalisme.

En ce froid dimanche de février toutefois, le cœur de « Francis » bat encore. Sans doute aidés par le vent, les « rouges et blancs » battent les Troyens 5 à 1. « Nous sommes les ti’zefs, sauvages et fiers de l’être, nos chants résonneront, comme le tonnerre de Brest. » Souhaitons que la Cité du Ponant conserve un peu de cette indocilité chantée par la chorale de la route de Quimper.

Damien Le Bruchec

1 « Show me your Brest », site de Gustave le Populaire (11/02/2020).

4 Cf. note 2.

5 Lire à ce sujet « Foot et média. France Bleu Breizh Izel punie par le Stade brestois », site de Radio Kreiz Breizh (10/10/2021).

6 « Brest : la gentrification se pare de vert », CQFD n°201 (septembre 2021).

7 Alertée durant plusieurs années au sujet de la vétusté de la tribune Quimper, elle s’est tout de même résolue à financer de nouveaux gradins… temporaires. « Brest : en attendant le nouveau stade, la tribune Kemper sera remplacée à Francis-Le Blé », Le Télégramme (18/09/2020).

8 « Les stades de foot construits en PPP sont déficitaires », La Gazette des communes (01/09/2021).

9 Cf. note 7.

11 « Brest : la métropole partenaire du nouveau stade », Le Télégramme (29/09/2021).

13 Cf. note 6.

15 « Défi brestois : une rando de caractère », CQFD n° 148 (novembre 2016).

16 Cf. note 12.

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CQFD n°207 (mars 2022)

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