Une voix de la débine

Jésus, c’est le sang (et le vin)

Seconde chronique « Le cri du possum », appelée à revenir régulièrement sur ce site. Il y est question d’une ritournelle enfantine chantée par un sans-abri anglais dans les années 1970 et qui a rebondi sur les époques et les oreilles pour atterrir ici comme une fleur.

C’est une voix toute simple. Et pourtant touchante. Déchirante. Enfantine et craquelée comme un parchemin antique. Une voix de sans-abri, captée lors d’un reportage à Londres au début des années 1970, dans le quartier d’Elephant & Castles, à côté de la gare de Waterloo. Elle chante :

« Jesus’ blood never failed me yet
Never failed me yet
Jesus’ blood never failed me yet
This one thing I know
That He loves me so
 »

C’est un vieille homme qui chante ainsi ce « sang de Jésus » qui ne lui a « jamais fait défaut ». Il y a des craquelures dans les intonations, des gouffres. Mais il y a aussi de la chaleur, la certitude que « [Jésus l’]aime aussi ». Et la ritournelle reprend :

« Jesus’ blood never failed me yet
Never failed me yet
 »


Cette voix, un certain Gavin Bryars la découvre en 1970. Contrebassiste et futur compositeur minimaliste, il bosse alors sur la bande-son d’un reportage de son ami Alan Power. Lequel s’est rendu avec sa caméra à la rencontre de gens abonnés à la rue, pour leur demander quelles chansons de leur enfance restaient gravées en eux, malgré la bibine et la débine. Écoutant les rushs, Gavin est saisi par la puissance de la ritournelle vocale, qui n’est pourtant pas incorporée au reportage de son pote. Et il se met à vaguement imaginer un accompagnement au piano de la voix mise en boucles. Et puis bing, l’épiphanie, un jour où il bosse sur le morceau aux Beaux-Arts de Leicester. Délaissant un temps sa création, il s’absente et laisse tourner la bande à côté d’une salle où bossent des étudiants en peinture. Quand il revient, l’ambiance est bizarre. La scène décrite en ses termes :

« Les gens étaient beaucoup plus calmes que d’habitude. Quelques-uns étaient même assis dans leur coin, pleurant silencieusement. Je ne comprenais pas. Jusqu’à ce que je réalise que la bande tournait toujours et qu’ils avaient été bouleversé par le chant sans accompagnement du vieil homme.1 » 

Galvanisé par la balistique lacrymale entrevue, Gavin se met alors à bosser véritablement sur cet enregistrement, lui offrant un écrin symphonique limpide et tout en boucles, qui met en valeur sans écraser, lente montée en puissance du chant mis en boucle de ce représentant du peuple d’en bas. La version originale fait 25 minutes. Jouée pour la 1ère fois en public en 1972, elle est gravée sur un très beau disque de Bryars intitulé The Sinking of Titanic (1975), sorti sur le label obscur d’un certain Brian Eno. Puis elle vit sa vie, diffusant sa mélodie chuintante au gré des vents. Et c’est notamment Tom Waits, ami notoire des freaks, des créatures de bar et des vagabonds divagants, qui la reçoit en plein plexus à trois heures du matin le soir de l’anniversaire de sa compagne, crachée par la radio – « Je ne savais pas ce que c’était, mais ça continuait encore et encore, […] comme une ritournelle d’enfant2. » Dans les mots de Gavin Bryars : « [Tom] m’a raconté qu’ils restaient assis sans dire un mot dans la pièce remplie de ballons de baudruche et de confettis. Il décrivait la musique se posant comme de la poussière sur la soirée, et eux écoutant le morceau tout du long, se tenant la main3. »


Quand Gavin lui propose de participer à une nouvelle version de la pièce, c’est une évidence : il fonce. Au final, une version allongée de 74 minutes, où il n’intervient véritablement qu’à la fin, Bryars ayant coupé la pièce en trois parties distinctes.


L’histoire est d’autant plus belle et triste, voire lacrymale (trop ?), que Gavin Bryars n’a jamais réussi à retrouver le chanteur anonyme. Et que celui-ci est sans doute mort sans savoir qu’il avait fait sangloter tant de gens en convoquant une vieille ritournelle de son enfance.

Et puisqu’il est question de « sang de Jésus », et qu’il est donc fatalement question de ce liquide sacré que ledit gonze chelou à vocation crucifère savait multiplier, on se penchera avec profit sur la valeur symbolique du vin comme carburant ou béquille à l’existence. Foi ou bibine, tu trancheras, mais un certain Omar Khayyam a su dans ses Quatrains limpidement en transcender la dimension métaphysique. Son entame plonge bille en tête, entre enfance et espérance :

« Un matin, j’entendis venir de notre taverne une voix qui disait : À moi, joyeux buveurs, jeunes fous ! levez-vous, et venez remplir encore une coupe de vin, avant que le destin vienne remplir celle de notre existence. »

Très vite dans ce même chef d’œuvre persan déboulent la vieillesse et la tombe, avec en point d’orgue le liquide sacré comme ornement funéraire :

« Lorsque je serai mort, lavez-moi avec le jus de la treille ; au lieu de prières, chantez sur ma tombe les louanges de la coupe et du vin, et si vous désirez me retrouver au jour dernier, cherchez-moi sous la poussière du seuil de la taverne. »

Et si jamais celui qui « never fail » déconne quand même un chouïa, par exemple en renversant via le vent une cruche de sang de Jésus, Omar n’entendait pas taire le scandale (l’adoration a ses limites, gros) :

« Tu as brisé ma cruche, ô mon Dieu ! C’est moi qui bois et c’est toi qui connais les désordres du vin ? Serais-tu ivre mon Dieu ? »

La question se pose.


Coda

Et pour ceux qui aiment les belles histoires baignées de sourires de gosses, il y a Elizabeth Cotten, Colette Magny ou Daniel Johnston, qui chacun à leur manière ont su trouver la recette pour replonger nos esgourdes dans les sirops mélodiques enfantins qui, quelque part, continuent à napper notre cerveau trop adulte – qu’il s’agisse de trains de marchandise à la destination fantasmée, de « mémé qui rit souvent » ou d’un gentil fantôme baptisé Casper.




1 Cité dans « Jesus Love never failed me yet », à lire ici.

2 Entretien avec la radio KBCO de Los Angeles, extrait d’un bouquin anglais intitulé Tom Waits on Tom Waits.

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