Le Cri du Possum #4
Compil situ : la révolution par une voix détournée
« La vie s’écoule, la vie s’enfuit
Les jours défilent au pas de l’ennui
Parti des rouges, parti des gris
Nos révolutions sont trahies »
Souvenir brumeux de soirée festive sur la ZAD il y a quelques paires d’années, du temps de la folle jeunesse, avec les glorieux punks belges de René Binamé aux manettes. Enlisées dans une boue bien mastoc, pour la plupart ivres mortes, une grosse centaine de personnes beuglent les paroles de « La Vie s’écoule » en gigotant de manière fort peu seyante, leurs grolles aspirées par la bouillasse – splouch splouch. Et dans mon souvenir flou, le couplet final s’envole sous des braillements enthousiastes :
« Les fusils sur nous dirigés
Contre les chefs vont se retourner
Plus de dirigeants, plus d’État
Pour profiter de nos combats »
Combien sont-ils alors, les pogoteurs extatiques, à savoir que cette rengaine a été écrite par un certain Raoul Vaneigem, l’une des personnalités les plus fécondes et inspirantes de l’Internationale situationniste (auteur notamment du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, 1967) ? Et que « La vie s’écoule » faisait partie d’un disque mythique composé en grande partie par tonton Guy Debord, Monsieur Société du Spectacle ? J’en sais rien. Peut-être beaucoup, en fait. Mais moi, j’avoue qu’à l’époque, je l’ignorais totalement. Et j’ai bien failli perdre une Converse post-adolescente dans ce cloaque, alors pas de lazzis, bordel, j’ai donné pour la cause.
Bref.
C’est en 1974 que sort Pour en finir avec le travail, sous-titré Chansons du prolétariat révolutionnaire. Cela fait quelques années qu’il est en gestation sous la houlette d’un certain Jacques Le Glou, anar exclu de la Fédération anarchiste en 1966 pour avoir, dit-on1, titré en une du Monde libertaire à la mort d’André Breton : « Deux grands malheurs pour la pensée honnête en France : André Breton est mort et Louis Aragon est toujours vivant ». Bim, dans les ratiches du vieux stal’. Depuis, Le Glou a participé activement à Mai 68, notamment via le Comité pour le maintien des occupations (CMDO), où sévissaient notamment les situs, dont il s’est logiquement rapproché.
Et les situs, s’il y a un truc qu’ils aiment, c’est les détournements. D’où le principe de cet album de neuf titres, pour une bonne part pastiches révolutionnaires de morceaux bien connus. « La Bicyclette » de Montand devient « La Mitraillette » (« l’outil qui fait revivre la poésie »). « Les feuilles mortes se ramassent à la pelle » de Prévert se transfigure en « Les bureaucrates se ramassent à la pelle ». Et « Il est cinq heures Paris s’éveille » de Dutronc mute en « Il est cinq heures le nouveau monde s’éveille ». Avec dans chaque cas, une radicalité des paroles tout à fait réjouissante :
« Les 403 sont renversées La grève sauvage est générale, Les Ford finissent de brûler, Les Enragés ouvrent le bal. Il est cinq heures Paris s’éveille »
Dans le texte introductif au disque de 1974, Jacques Le Glou, futur producteur moins frontalement « politisé », s’enflamme sur le potentiel révolutionnaire d’un tel procédé, estimant que l’époque se prête à un retour de la balistique musicale au service de l’enrôlement des masses. Il faut dire que les moyens ont été mis, avec une production plutôt léchée, et le recours à deux chanteurs pros – Jacques Marchais (aucun rapport avec Georges) et Vanessa Hachloum (cette dernière ayant choisi un pseudonyme, puisqu’elle menait carrière dans la variétoche sous le nom de Jacqueline Danno et n’avait pas forcément envie d’être associée à des appels à l’émeute). L’idée générale : ne pas faire dans l’esthétique sonore bourrine trop « gaucho », mais affûter la production pour que les chansons puissent se diffuser à tous malgré leur dimension radicale. Le Glou conclut d’ailleurs son texte de manière fort positive : « Les mœurs s’améliorent. Les chansons y participent. Et la révolution de notre siècle pourra bientôt lancer joyeusement à ses multiples partisans cette formule : “Vous chantez, j’en suis fort aise. Eh bien ! dansez maintenant.” » Bien vu, gros, on danse comme jamais…
⁂
Sur le procédé du détournement tel que pratiqué par les situs, il y aurait beaucoup à dire. Il serait d’ailleurs tentant de se la jouer pseudo-érudit situ. Et de citer, par exemple, le « Mode d’emploi du détournement » (1956), texte « lettriste » fondateur de Debord et Wolman publié dans la revue belge Les Lèvres nues et préfigurant les futures expérimentations en la matière : « Tous les éléments, pris n’importe où, peuvent faire l’objet de rapprochements nouveaux. [...] Tout peut servir. Il va de soi que l’on peut non seulement corriger une œuvre ou intégrer divers fragments d’œuvres périmées dans une nouvelle, mais encore changer le sens de ces fragments et truquer de toutes les manières que l’on jugera bonnes ce que les imbéciles s’obstinent à nommer des citations. » Et certes ça sonne bien, ça a une certaine pédanterie situ, ça fait le boulot, surtout balancé dans un dîner mondain toto entre deux 8.6. Mais il est ici d’abord question de musique – et de son inscription dans l’histoire des luttes. Pis ça me soûle. C’est pourquoi je préfère arbitrairement rebondir sur un autre titre de la compilation, qui a d’ailleurs de belles résonances dans la période actuelle, « La Makhnovtchina ». La notice du disque de 1974 indique : « C’est sur un air bolchevik (Chant des partisans) aussitôt détourné par les communistes-libertaires et les autogestionnaires d’Ukraine que cette chanson de la Makhnovstchina a été composée. » Ici, le détournement n’est donc pas celui des paroles, composées par Étienne Roda-Gil dans les années 19602 (même si certains ont voulu que le vrai compositeur soit Makhno en personne), mais celui de la mélodie, chipée au soviétique Chant des partisans. Une récupération piquante et pleine de sens quand on sait que les troupes de Makhno furent aussi bien décimées par les armées blanche que rouge. Et l’écoute du morceau donne autant de frissons que l’envie de sauter sur un cheval pour rejoindre les troupes du féroce ange noir de l’insurrection ukrainienne :
« Par les monts et par les plaines,
Dans la neige et dans le vent,
À travers toute l’Ukraine,
Se levaient nos partisans »
On est loin d’Azov et des chiens de Poutine – les drapeaux « noirs de notre peine » et « rouges de notre sang » cités ne présentant aucune ambiguïté3. Le morceau fut d’ailleurs repris par de nombreux compères à vocation barricadière, du chanteur libertaire Serge Utché-Royo aux boute-feux anti-porcherie suprêmes, les Bérurier noir.
D’autres pépites parsèment le disque qui, après avoir sombré dans l’oubli car vite épuisé, fut ressorti en CD à la fin des années 19904). Il y a notamment le morceau ouvrant la compil, « L’bon dieu dans la merde », soit la ritournelle que chantait l’anarchiste Ravachol le jour où il fut mené à l’échafaud. Et une création de Debord,« La Java des Bons-enfants », qui fait référence à un épisode célèbre de la propagande par le fait, l’an 01 de l’Empire ACAB, quand des policiers ramenèrent dans leur comico la bombe confectionnée par Émile Henry, laquelle fit BOUM et cinq morts.
« Dans la rue des Bons-Enfants,
On vend tout au plus offrant,
Y avait un commissariat,
Et maintenant il n’est plus là
Une explosion fantastique
N’en a pas laissé une brique
On crut que c’était Fantômas,
Mais c’était la lutte des classes »
Et pour se marrer, car les situs en matière d’humour se défendaient bien (malgré quelques petites aigreurs de-ci de-là...), Debord prit soin d’attribuer dans la notice accompagnant le disque de 1974 le morceau à Raymond Callemin, dit Raymond la Science, éminent membre de la bande à Bonnot qui fit tant courir les flics au début des années 1910.
De tout cela, sautillant et joyeux, frontalement insurrectionnel, se dégage une postérité de l’Internationale situationniste moins mortifère que celle généralement colportée. Alors certes, quand le disque sort en 1974, le groupe s’est déjà autodissous depuis deux ans, réduit à peau de chagrin par les exclusions (dont celle de Vaneigem) et les anathèmes. Mais si dans la sphère publique elle n’est désormais plus associée qu’à une vision manichéenne et mal digérée de la société du spectacle selon saint Debord, il est bon de rappeler qu’il fut un temps où ses membres faisaient joyeusement feu de tout bois, dynamitant aussi bien l’art que la politique et la vie quotidienne sous tous ses aspects – ce que rappelle très bien le fascinant Lipstick Traces de Greil Marcus5, qui fait le lien entre dadaïstes, punks et situs, montrant la dimension totale de ces trois avant-gardes vociférantes. Pour en finir avec le travail fournit ainsi une parfaite bande sonore à ces quelques années de dérives collectives où s’échafauda le grand bûcher situ. Et ça, ay Carmela, c’est pas rien – Boum badaboum badaboum bam bam.
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Ps : Relisant cette chronique, un aminche de CQFD géographiquement porté sur la choucroute précise ceci : « Peu après la sortie du disque, à Strasbourg, les parents d’un ami avaient séquestré le gars chargé de passer la musique du marché de Noël, et remplacé Tino Rossi par les chansons situ. »
On ne saurait mieux rendre hommage à la balistique musicale de ce disque...
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Bonus :
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Précédentes chroniques « Le Cri du Possum » :
#1 : Faire chanter la révolution : Joe Hill et les IWW
#2 : Jésus, c’est le sang (et le vin)
#3 : « Comme si la nuit du Mississippi s’était refermée sur nous »
1 Plusieurs informations de cet article sont issus d’un bon papier de Libération, « Les copains Debord » (27/02/1999).
2 Dans l’article de Libé cité, Roda-Gil explique qu’elle a été composée en 1961 dans le cadre de la lutte contre les franquistes : « Elle était chantée par les anars de l’AIT. Elle contribuait à la lutte antifranquiste en l’identifiant à la lutte antistalinienne. »
3 Certains membres de groupes fascistes ukrainiens se rangent derrière un drapeau rouge et noir.
4 C’est à ce moment-là aussi que fut dévoilée l’identité des personnes impliquées (de Debord à sa femme Alice Becker-Ho en passant par Vaneigem).
5 Publié en 1989 aux États-Unis, il a depuis été traduit et publié chez Allia et est désormais disponible en livre de poche.
Cet article a été publié dans
Le cri du possum
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Paru dans Le cri du possum
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Mis en ligne le 18.03.2022
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