Sur le rond-point des trois godelles
Gilets jaunes : Commercy ouvre la voie du municipalisme
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Samedi 8 décembre à Commercy, petite ville de la Meuse. Le local associatif « Là qu’on vive » vient d’ouvrir ce soir-là et on prend un verre au bar avec Sylvie et Claude, deux militant.es aguerri.es, en attendant que d’autres arrivent pour une auberge espagnole. Ici, tout le monde est bienvenu, il suffit d’apprécier la bière et les jus à prix libre. Et des discussions politiques où l’on n’essaie pas de paraître plus malin.e que la voisine. Très tôt, Commercy a pris les devants de la convergence entre certains milieux radicaux et les premièr.es manifestant.es en gilet jaune. Claude raconte, Sylvie complète, j’écoute et je retranscris. Interview participative.
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« Ça fait un an qu’on a ouvert ce local. Avec plusieurs buts : créer du lien, avec des activités qui rassemblent un peu tout le monde, sortir de nos cloisons militantes, de notre entre-soi. Ça, c’est un but qui est déjà atteint. Il y en a un deuxième, c’est de faire une assemblée populaire sur la ville, donner le pouvoir aux gens de la commune, vraiment. Le municipalisme libertaire, quoi. On avait fait quelques réunions sur le sujet en disant qu’on allait prendre notre temps, que l’essentiel était déjà de faire se rencontrer les gens, d’apprendre à se connaître, de réfléchir ensemble, par étapes. C’est notre objectif second, qu’on voyait jusqu’à présent comme plutôt lointain, quand soudain… »
Comment le municipalisme vient au peuple de Commercy
« Voilà le mouvement des Gilets jaunes qui démarre et des membres du local se retrouvent le 10 novembre, dans un café de la ville, pour préparer l’action [de blocage] à l’appel des Gilets jaunes, qu’on ne connaissait pas. On y va à cinq ou six, il y a plus de deux cents personnes dans le bistrot bondé, une chose incroyable dans une petite ville comme la nôtre ! L’animateur déroule son catalogue de revendications en disant : “C’est pas seulement les taxes sur le carburant. Ça, c’est juste la goutte de gasoil qui fait déborder le réservoir. En fait, c’est bien d’autres choses. Il y a le pouvoir d’achat, les inégalités, la pauvreté, le partage des richesses...” Jusque-là, ça nous plaisait bien. Il continue : “Bon, on va passer aux solutions. Il y en a plein ! Pour se réapproprier le pouvoir sur nos vies, comment on fait ? Parce que de toute façon ces gens-là ne nous donneront jamais satisfaction.” Tout le monde applaudit entre-temps. “Il y a par exemple une nouvelle Constituante.” (Bon, d’accord.) “Le référendum d’initiative populaire ou citoyenne.” (Oui, bon.) “Et puis il y a le municipalisme libertaire, ça c’est bien, on peut le faire en local.” Alors là ! On ne s’y attendait pas du tout, les yeux me sont sortis des orbites ! Qui sont ces gens ? D’où ils sortent ? Il explique en quelques mots ce que c’est : “On fait une assemblée, on donne le pouvoir aux gens, ce n’est plus les élu.es qui décident mais nous.” Tout le monde applaudit à tout rompre. On n’a pas hésité une seule seconde, on s’est lancés dans le mouvement avec eux. »
« Ce gars qui avait lancé l’idée du municipalisme était venu à l’une de nos réunions. Je ne m’en souvenais même plus, mais c’était à propos des cheminots. On avait parlé de ça, l’idée lui était restée dans la tête, il avait lu là-dessus et les graines ont germé. Le 17 novembre, il y avait cinq cents personnes qui bloquaient toute la ville et le drapeau du municipalisme libertaire flottait sur le rond-point “des trois godelles” [“vache” en patois], à l’entrée de Commercy — notre rond-point avec ces statues de métal de trois vaches bleues est la curiosité de la ville, presque mondialement connu. C’était juste une banderole “Municipalisme libertaire” avec à côté “Macron démission” et “Halte aux taxes” (rires) — c’était un mélange assez bizarre ! Les Gilets jaunes le brandissaient, on a pris des photos avec et comme personne ne savait trop ce que c’était, on s’est mis à en discuter. C’était lancé ! »
Commercy fait le buzz
« Peu après on a arrêté de bloquer et on a décidé de monter une Maison du peuple sur la place du village : c’est une cabane en palettes1 qui est occupée depuis cette date-là. Le maire a voulu la démonter mais on l’a défendue bec et ongles. Les Commercyen.nes ont pétitionné pour qu’elle reste, 1 500 signatures en deux jours ! Avec moins de 5 000 habitant.es à Commercy. Le maire a cédé. Cette maison est occupée en permanence, il y a des gens qui accueillent, on y fait des soupes solidaires qu’on prépare ensemble. Les gens défilent et posent des questions, c’est pas la déferlante mais il y a trente, quarante, cinquante personnes tous les soirs à l’AG quotidienne pour décider des suites du mouvement. Ils gueulent parfois : “Ce soir on n’est que trente ou quarante, mais qu’est-ce qu’ils foutent [les autres] ?” Mais pour un patelin comme le nôtre, c’est inespéré.
Quand on a vu que le gouvernement demandait des interlocuteurs, des trucs comme ça, et que des personnes commençaient à s’auto-proclamer porte-parole, on a fait : “Hou là là, c’est pas bon ! À tous les coups ça va être récupéré et ça va faire comme la hiérarchie classique, on va nous confisquer la parole. Pas question !” C’est là qu’on a lancé le fameux Appel des Gilets jaunes de Commercy contre la représentation, qui a fait le buzz et qui appelle à des assemblées populaires partout. On a reçu des réponses des mouvements libertaires, jusque du Chiapas ! Oui, le Chiapas qui répond à l’appel de Commercy ! Des Français.es de Navarre nous ont adressé leurs encouragements ! Des réponses de République dominicaine, de Belgique. (Rires.) Les journalistes ont afflué, Mediapart, Reporterre, Télérama. « Envoyé spécial » voulait faire un reportage sur nous, mais on s’est offert le luxe de leur dire non ! (Rires.) Ils voulaient pénétrer chez les gens pour les filmer dans leur quotidien mais lorsque la proposition a été soumise en AG, on n’a trouvé aucun.e volontaire : “Ah non, pas question qu’ils viennent chez moi !” Il y a aussi l’AFP qui vient faire un reportage lundi, les politiques qui commencent à nous courtiser, comme François Ruffin. Étienne Chouard, tous les… [Là, l’ambiance se rembrunit à la perspective que les fascistes et confusionnistes puissent influencer ou récupérer un mouvement dont les bases politiques restent fragiles.] Vraiment, l’appel a fait le buzz. »
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19 h, Martine et une copine entrent, buée sur les lunettes et gilet jaune par-dessus le manteau. La porte ouverte laisse entendre la musique du char de Saint-Nicolas qui fait le tour de la ville. Tout le monde se fait la bise, on rigole, la soirée s’annonce belle.
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Construire l’assemblée
« Hier, le vendredi 7 décembre, une réunion pour débattre d’une initiative de municipalisme libertaire à Commercy s’est finalement transformée en une assemblée extraordinaire des Gilets jaunes réunissant 150 personnes2. “Pas de chef, pas de parti, pas de syndicat, pas de récupération politique, le pouvoir par et pour le peuple !” Ce furent les mots les plus entendus ce soir-là. Entre passion, rires et espoir, les prises de parole ont égrené les envies de réécrire une constitution, ébaucher un référendum citoyen, poursuivre les blocages, mettre en place des cahiers de doléances, construire des assemblées décisionnelles auxquelles devraient se plier les élu.es, etc.
C’était joyeux, festif, populaire, parfois houleux, notamment concernant le débat violence ou non violence. Mais après trois heures d’assemblée, nous étions encore plus de 100 à vouloir débattre. On a posé pour une photo à genoux, mains derrière la tête, pour symboliser notre soutien aux lycéen.nes interpellé.es [à Mantes-la-Jolie]. Et puis, il y eut une reprise en chœur d’un Chant des partisans remanié, devenu une sorte d’hymne des Gilets jaunes de Commercy [[Les paroles commencent ainsi : « Ami, entends-tu le vol noir de la finance sur nos payes / Amie, entends-tu la souffrance populaire sans pareille / Ohé, villageois, citadines et banlieusards c’est l’alarme [...] ». Un grand moment d’espoir. Franchement : vive le mouvement des Gilets jaunes ! »
Un deuxième appel pour une « assemblée des assemblées » le 26 janvier
Fin décembre, les Gilets jaunes de Commercy ont lancé un deuxième appel : il s’agissait notamment d’inviter les membres de mouvement partout en France à organiser une « assemblée des assemblées ». Celle-ci doit se tenir à Commercy samedi 26 janvier.
1 Cette Maison du peuple ressemble plutôt à une cabane de marché de Noël, même structure et même taille. L’espace sert de lieu de stockage ou de préparation des activités qui se tiennent devant.
2 Une autre réunion du même genre s’est tenue le 21 décembre, avec encore quelque « 135 personnes ».
Cet article a été publié dans
CQFD n°172 (janvier 2019)
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Paru dans CQFD n°172 (janvier 2019)
Par
Illustré par Gilets jaunes de Commercy
Mis en ligne le 19.01.2019
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