« Fume, c’est du belge ! »

On l’a oublié depuis longtemps, mais cette expression nous replonge au cœur de l’intense contrebande de tabac qui animait la frontière franco-belge entre la fin du XIXe siècle et l’entre-deux-guerres. Une activité de nouveau en plein essor depuis que l’État français, continuellement désargenté, a décidé de renflouer ses caisses sur le dos des adeptes de la sucette à cancer.

« Voler l’État, c’est voler un voleur et le bon Dieu ne fait qu’en rire. » Cet autre dicton, du même tonneau, vient à point nommé nous rappeler que le phénomène possède des racines historiques profondes. Importé au milieu du XVIe siècle par Jean Nicot pour soigner les migraines chroniques du roi, le tabac est très rapidement, d’abord par Richelieu puis par Colbert, soumis à des droits de douane exorbitants et à un monopole sourcilleux de la puissance publique. Dès lors, le trafic d’herbe à Nicot se développe partout en France où les avantages géographiques le favorisent. En Normandie, la noblesse locale monte de véritables sociétés de fraudeurs, dans lesquelles se côtoient commerçants, cabaretiers, braconniers et corsaires, pour alimenter de juteux transbordements entre les îles anglo-normandes et des entrepôts clandestins situés sur le continent. De quoi faire pâlir l’auréole du Roi-Soleil ! Au sud de l’estuaire de la Loire, Noirmoutier, Yeu et Bouin bénéficient de franchises insulaires sur le sel et le tabac, lequel, acheminé depuis la Virginie, se plaît à merveille sur ces terres ensoleillées. Une occasion en or pour nombre de marchands anglais, hollandais et français peu scrupuleux qui alimentent nuitamment Nantes et sa région jusqu’au XVIIIe siècle. Les zones de montagne sont elles aussi propices à l’activité contrebandière. Dans le Jura notamment, on pratique, été comme hiver, le « grand métier » en trimballant au péril de sa vie tabac et allumettes depuis la Suisse voisine. Dans le nord et l’est du pays, les « passeurs du clair de lune » convoient, certains jusqu’au début des années 1960, des chargements de dizaines de kilos de tabac belge non taxé à l’aide de chiens dressés pour couvrir cinquante kilomètres en un peu plus d’une heure. Albert Capoen, acteur emblématique, témoigne de cette épopée populaire et clandestine : « Pendant toutes ces années, j’ai passé toutes sortes de marchandises […] le tabac a longtemps été roi, comme l’alcool, le genièvre pur […]. Il m’est arrivé de passer des chevaux de trait, des peaux de lapin pour les manteaux, des bas de soie, du grain, des poulets […]. Être fraudeur était une manière de faire bouillir la marmite […] tous les villageois étaient avec nous. Les curés en tête1. »

Bien sûr, l’exercice n’est pas sans danger. Sous l’Ancien Régime, la fraude, grande ou petite, conduit aux galères et même à la mort en cas de récidive. L’État recrute une armée de douaniers motivés par de substantielles primes – ils sont 25 000 avant la révolution, 35 000 au début du xix e siècle, et 20 000 de nos jours – qui stipendient à leur tour de redoutables « aviseurs », des balances en langue gabelou. Pour résister à la répression, certains contrebandiers imaginent d’ingénieux stratagèmes. Dans le petit village d’Allauch, à quelques kilomètres de Marseille, entre le début du xix e siècle et 1914, c’est toute la population qui participe au trafic ce qui limite au minimum le risque de dénonciation. Un jour, c’est dans le corbillard d’un faux enterrement que les petits malins font passer près de trois cents kilos de marchandise. Une autre fois, c’est déguisés en gardes républicains qu’ils font la nique aux agents chargés de garder la barrière de l’octroi séparant Marseille des communes avoisinantes. Sur les collines autour du village, des guetteurs signalent tout déplacement suspect tandis que, dans chaque maison, des caches indécelables sont aménagées.

À la fin des années 1940, la mafia s’empare du trafic de cigarettes américaines, histoire de diversifier ses activités déjà lucratives dans les domaines de la prostitution, des jeux et des stupéfiants. Aux côtés de parrains et de seconds couteaux américains, libanais ainsi que marocains, le Marseillais Jo Renucci se distingue par une habileté qui lui a valu le titre de « roi du non-lieu » : « Je ne suis pas un trafiquant. Je suis un commerçant qui paie des impôts et qui est soumis aux lois. Je vends des cigarettes ? D’accord. Mais je vends aussi des filets de pêche. Á Tanger, tout est en vente libre. Quand je vends un chargement de blondes, est-ce que j’ai à savoir où elles vont être expédiées ? Je suis payé cash. Cela me suffit. » Une mainmise octopussienne qui perdure actuellement mais qui n’empêche pas le quidam moyen d’aller remplir son coffre à la frontière.


1 Dominique Roger, Sur les traces des contrebandiers, Éditions Ouest-France, 2003.

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