Dans la deuxième ville de France, l’estimation la plus courante fait état de quelque 14 000 personnes à la rue, 30 % étant touchées par des troubles psychiatriques sévères : schizophrénie, bipolarité, dépression sérieuse, etc. Des troubles qui ne peuvent qu’être aggravés par la dureté de la vie à la rue et la difficulté de l’accès au soin. Au-delà des chiffres, on comprend que c’est souvent le traitement social de la folie qui exacerbe voire provoque ce genre de situations. Exclues, ces personnes sont empêchées de vivre comme les autres. Des passages à l’asile, parfois, mais surtout : condamnées à la rue.
Marcel, la rue, il connaît bien. Arrivé de Roumanie en 2010 pour rejoindre son frère, il échoue dans un recoin près de la gare Saint-Charles. Il y vivra quatre ans et fréquentera le centre de soins de Médecins du Monde, à la Belle-de-Mai. Un des rares endroits où les exclus peuvent trouver un peu d’aide sans qu’on ne leur demande quoi que ce soit en échange. Tous ont en commun le fait de ne pas avoir accès aux soins, parce qu’ils sont sans-papiers et / ou n’ont pas de couverture santé. Pendant un mois, Marcel prévient quotidiennement les équipes : « Aidez-moi, ma tête va exploser, mon pancréas aussi, je veux mourir. » Jusqu’au jour où il ramasse un tesson de bouteille pour en finir.
Suite à cet acte désespéré, les équipes de Médecins du Monde le mettent en relation avec l’équipe mobile de psychiatrie Marss (Mouvement et action pour le rétablissement social et sanitaire). Trois semaines après, Marcel est enfin reçu par la psychiatre de l’association. Pas tiré d’affaire, mais enfin écouté, il sort peu à peu de l’isolement, mais pas de la précarité.
Dès 2005 se développent à Marseille des dispositifs alternatifs à la psychiatrie classique, basés sur le rétablissement. Une approche qui s’oppose à l’idée que les troubles psychiques seraient incurables ou qu’on ne pourrait pas vivre avec, mettant en lumière la double peine que subissent les personnes concernées : d’une part celle de la maladie et de ses symptômes, d’autre part, celle de ses conséquences sociales (violence, exclusion et stigmatisation).
Le rétablissement, ce sont entre autres les équipes de Marss qui l’importent des États-Unis à Marseille, où sont lancées plusieurs expérimentations innovantes. Des voyages d’études avaient permis aux acteurs de ces différents projets (psychiatres, chercheurs, etc.) de comprendre l’importance du « travail pair » qui reconnaît les usagers de la psychiatrie comme des experts en la matière. Les personnes qui ont connu la rue, la psychiatrie ou les addictions sont souvent bien plus légitimes que d’autres à travailler dans les structures de soin.
En 2007, compte tenu des difficultés inhérentes au soin des personnes à la rue, un collectif décide d’ouvrir un squat rue Curiol, en plein centre-ville. L’objectif du Marabout : proposer à des sans-abris vivant avec des troubles psychiatriques sévères une alternative aux foyers de SDF et à l’hôpital psychiatrique. Après la visite de Roselyne Bachelot, alors ministre de la Santé, le squat devient moins expérimental et s’institutionnalise. Par ailleurs, ses équipes obtiennent une subvention pour lancer l’expérimentation « Un chez soi d’abord », qui procure des logements sociaux aux personnes sans-abri en souffrance psychique. Leur démarche : renverser la philosophie des plans de lutte contre le « sans-abrisme », lesquels prônent le traitement et l’abstinence de drogue et d’alcool avant de (ou sans) prendre en compte la question du logement.
En 2015, Marcel s’installe à La Réquiz’, un squat tout juste ouvert par l’association Marabout, dans lequel logent une trentaine d’habitants [1]. « Je m’y sentais bien, les gens faisaient parfois de grosses crises, mais j’avais ma chambre et un espace pour dessiner », se souvient Marcel. Sa situation se stabilise et lui permet enfin de s’attaquer, avec l’aide de l’association Marss, à sa situation administrative et à l’ouverture de ses droits pour obtenir l’Allocation aux adultes handicapés (AAH). Il est régulièrement suivi par la psychiatre de l’équipe, à qui il voue un amour inconditionnel, et soigne enfin son pancréas déglingué.
Deux ans après, La Réquiz’ est honteusement expulsée. Traumatisé par l’épisode, Marcel prend ses affaires et trouve refuge à l’étage d’un café associatif marseillais dans lequel il se sent bien. Cette situation précaire dure plus d’un an. Les procédures administratives kafkaïennes pour obtenir des aides auxquelles il a droit, la difficulté à comprendre le français et à pouvoir réellement exprimer ce qu’il veut, les équipes de Marss débordées et un traumatisme lié à une piqûre qui lui a été administrée aux urgences psychiatriques, provoquent chez lui une souffrance terrible et un profond sentiment d’injustice.
En 2017, Marcel intègre Le Lieu de répit. Poussant la démarche du Marabout un cran plus loin, cet espace, premier du genre, expérimente un accueil des personnes en pleine crise psychotique afin de limiter le recours aux hospitalisations sans consentement [lire pp. 6 & 7 du présent dossier notre entretien avec André Bitton : « On peut parler de barbarie hospitalière »]. Il propose un refuge calme et communautaire où se poser le temps de traverser l’épisode de décompensation. L’objectif est aussi de donner du sens à cette crise, sans qu’elle soit d’emblée médicalisée et psychiatrisée. Marcel vivra au Lieu de répit un an et demi.
Dans le salon du Lieu de répit, qui accueille une dizaine de résidents, trône cette phrase de Prévert : « L’ordre des choses est dans le désordre des êtres. » Voilà qui pose l’ambiance. Dans ce nouveau refuge, Marcel a de la place pour dessiner, sculpter et même exposer ses œuvres dans la pièce commune. Il entame un stage dans un atelier de menuiserie et gagne enfin un salaire. En revanche, il trouve l’atmosphère du lieu anxiogène : « C’est dur de réunir autant de souffrances sous un même toit. » Les résidents, orientés par les équipes mobiles de Marss et de l’Ulice (Unité locale d’intervention de crise et d’évaluation [2]) ou par des proches, arrivent parfois bien cabossés. « C’est effectivement très vivant, souligne Jodi, salarié depuis quelques mois en tant qu’intervenant en santé mentale communautaire. On navigue constamment entre des moments de fortes tensions et d’autres plus légers. »
L’objectif de l’équipe, composée de professionnels de santé, chercheurs, éducateurs, bénévoles et travailleurs pairs ? Accueillir la crise. Et surtout, la décortiquer. Saphir Desvignes, chercheuse au Lieu de répit et elle-même usagère de la psychiatrie, explique qu’il s’agit surtout « d’orienter le regard de la personne sur ses forces et son autonomie plutôt que sur ses vulnérabilités, découvrir au quotidien ce qui fait du bien et ce qui fait monter en pression ». La présence de travailleurs pairs et l’absence de psychiatre sur le lieu renversent considérablement les schémas institutionnels. « L’équité dans la relation est fondamentale », précise Saphir. Le soin, ici, sera tout autre : « Accueillir la crise, ça peut consister à aller fumer une clope avec la personne ou la laisser exploser trois assiettes sans intervenir de façon coercitive, poursuit Saphir. C’est un travail relationnel. L’important, c’est d’abord de reconnaître cette crise, car elle a toujours une cause. C’est souvent un signal inconscient et incontrôlé pour exprimer un besoin ou une attente insatisfaite... Mais certains professionnels de la santé n’ont pour seule réponse qu’une piqûre. »
Cette nouvelle approche est parfois compliquée à appréhender pour les résidents qui n’ont pas forcément fait le choix du communautaire et pour qui les concepts d’open dialogue [3] et de rétablissement sont souvent floues. Marcel en a été lui-même déstabilisé durant son séjour : « Ça se dit lieu de soin, mais il n’y même pas de médicament, même quand tu as mal à la tête. »
Parfois, la crise s’avère trop forte pour être « accueillie ». En novembre dernier, Marcel a de nouveau dégoupillé – « Ça fait dix jours que je mange plus, j’ai trop de colère en moi », me confiait-il à l’époque. Encore une fois : précarité, fatigue nerveuse et une tension avec un des salariés du lieu le replongent dans un lancinant sentiment d’injustice. La suite ? Flics, pompiers, Samu : direction les urgences psychiatriques. Dix minutes d’entretien, et le psychiatre lui demande de quitter les lieux. « J’ai refusé la piqûre », me dira-t-il en sortant des urgences, tout tremblant. Il retournera au Lieu de répit, pour « finir » sa crise. Et les choses se tasseront. À nouveau.
L’adhésion des résidents au projet étant parfois compliquée, le contrat de départ doit être clair. Jodi rappelle d’ailleurs que le lieu ne peut offrir qu’un répit temporaire : « On ne peut pas représenter un logement sur la durée, on bosse comme des fous, mais on fait avec les moyens du bord. » Avec un 115 constamment saturé et la crise des logements (sociaux) marseillais, il est souvent très compliqué de proposer une solution d’hébergement satisfaisante à la fin du séjour : « Au bout d’une semaine, un ou trois mois maximum, les gens repartent dans leur famille, chez des potes, à l’hosto... ou retournent à la rue. C’est évidemment une situation de merde. »
« Il y a un gros enjeu autour de cette expérimentation, précise Saphir. Le fait de pratiquer une recherche qualitative, quantitative et médico-économique permet de montrer à l’Agence régionale de Santé [ARS] l’intérêt qu’elle à financer Le Lieu de répit et à développer ce type d’initiative sur tout le territoire ». L’indépendance et la réelle liberté d’expérimenter sont forcément ternies par ces enjeux financiers : le lieu est financé par un organisme et un programme dépendant du ministère de la Santé [4]. Anne, ancienne travailleuse paire des débuts, ne décolère pas : « Le lieu a reçu un million d’euros pour réhabiliter cet ancien squat. Ça ne peut pas être totalement un projet alternatif si c’est financé par l’ARS. » Par ailleurs, Anne déplore un certain manque de confiance accordé aux premiers résidents du lieu à qui il avait été promis des postes salariés : « Le choix de la santé communautaire est ambitieux, il implique de prendre des risques. Par exemple, un dessinateur professionnel a été engagé alors que Marcel aurait très bien pu être l’art-thérapeute du lieu. »
Marcel a finalement quitté Le Lieu de répit, fin 2019. Saphir se souvient de sa dernière crise où la violence escaladait entre les murs du dispositif : « De nouveau, il voulait tout lâcher et notamment son stage qui devait pourtant garantir son futur logement. » La tribu marseillaise s’est alors réunie en urgence : Marss, l’équipe du Lieu de répit, ses proches : tous l’ont convaincu de poursuivre et de s’accrocher. Ce qu’il a fait. Il y a quelques jours, Marcel était rayonnant au café du coin, là où le jeune traverse le passage piéton devant l’église des Réformés. Il loge enfin dans son propre appartement, pas loin du fameux recoin près de la gare où il s’était abrité à son arrivée à Marseille. Son travail à « la fabrique de chocolat » lui plaît plutôt. Il est même amoureux. Surtout, il s’est remis à dessiner.
[/Cécile Kiefer/]