Hospitalisation et soins sous contrainte
« On peut parler de barbarie hospitalière »
Dans quel contexte avez-vous été amené à fonder le Cercle de réflexion et de proposition d’action sur la psychiatrie (CRPA) ?
« Dans les années 1980 et 90, j’ai moi-même connu l’internement sous contrainte. J’ai milité au sein du GIA, le Groupe information asiles1, où je me suis formé sur le tas. Le CRPA est né en 2010 d’une scission avec le GIA. Nous avons d’ailleurs explosé à une période plutôt positive niveau résultats. Le Conseil constitutionnel venait de nous donner raison, suite à la QPC [Question prioritaire de constitutionnalité, un dispositif qui permet de vérifier auprès du Conseil constitutionnel la constitutionnalité d’une loi déjà promulguée – NDLR] à laquelle nous nous étions associés : le contrôle par un juge de l’hospitalisation sous contrainte devait bien être systématique.
En 2008, on était entrés dans une nouvelle ère en matière de psychiatrie : le discours ultra sécuritaire de Nicolas Sarkozy à Antony (Hauts-de-Seine) en décembre de cette année-là a entraîné une distribution de bracelets de contention aux établissements psychiatriques, l’installation de caméras de vidéosurveillance dans les chambres des personnes internées, la mise en chantier de nouvelles Unités pour malades difficiles... En opposition à cela, le Collectif des 39 s’est créé, essentiellement du côté des psychiatres2. Nous les avons ralliés en 2010, tout en les contestant sur certains points.
J’étais décidé à mener le combat sur la question du droit des malades au sein du GIA. Je me suis formé auprès de Philippe Bernardet3, qui m’a appris à me battre avec les moyens du droit. Aujourd’hui, j’ai réduit mon activité au CRPA, pour cause de vieillesse. La donne en matière psychiatrique a effectivement changé : la lutte est de plus en plus technique sur le plan du droit. Il n’en reste pas moins nécessaire que des personnes (ex-)psychiatrisées reprennent le flambeau et se fassent entendre. »
Concrètement, des personnes qui s’estiment bafouées dans leurs droits viennent vous voir ?
« On reçoit des demandes désordonnées. En France, il n’y a pas de guichets d’accès aux droits dédiés sur le plan psychiatrique, les pouvoirs publics n’en veulent pas. Les gens sollicitent quiconque est visible sur l’Internet. J’encourage à faire cause commune, à ne pas être individualiste. Avec d’autres, on essaye de mettre en place une permanence “Infos droits psychiatrisés” une fois par mois à Paris. »
Chaque année, plus de 90 000 personnes sont hospitalisées sous contrainte. Il semble y avoir en France une vieille tradition de l’enfermement psychiatrique et du déni des droits des patients…
« Dès sa création dans les années 1960, l’Unafam [Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques], le lobby des familles, a demandé la légalisation de la contrainte aux soins psychiatriques et la possibilité de faire interner le parent malade le plus simplement possible, sans formalités, c’est-à-dire sans aucune garantie pour le patient. Il a fallu que Nicolas Sarkozy légalise les QPC et que le Conseil constitutionnel rende ses premières décisions pour qu’on obtienne un contrôle judiciaire systématique de l’internement psychiatrique. Il y a là une exception française puisque plusieurs pays frontaliers avaient introduit ce contrôle judiciaire depuis longtemps : l’Italie en 1978, le Royaume-Uni et l’Espagne en 1983, la Belgique en 1990.
Ici, ce n’est le cas que depuis la loi du 5 juillet 2011 – modifiée le 27 septembre 2013 [à la demande du Conseil constitutionnel]. Désormais, les patients internés sans consentement dans les hôpitaux psychiatriques doivent être présentés à un juge des libertés et de la détention avant la fin des douze premiers jours de leur internement, puis tous les six mois si l’hospitalisation sous contrainte à temps complet se prolonge. Mais même cette maigre garantie a été critiquée par une large partie des hospitaliers4. Jusqu’au bout, ces professionnels de la psychiatrie ne voulaient pas de droits effectifs et praticables pour les malades mentaux. Ils ont d’ailleurs mis en œuvre ce qu’il fallait pour neutraliser l’introduction de ce contrôle judiciaire. »
Cette réforme a-t-elle tout de même été une avancée ?
« Regardez le documentaire 12 jours de Raymond Depardon sur les audiences dont nous parlons : on assiste à une parodie de justice. Les infirmiers sont présents, les avocats ne soulèvent aucune nullité, les patients ne sont pas entendus...
De toute façon, il n’y a pas que l’hospitalisation sous contrainte qui doit être contestée : le “service libre”, censé être exclusif de toute contrainte, s’effectue en général en milieu fermé avec contrainte aux soins [obligation de prendre les médicaments prescrits]. En droit pur, on ne peut pas vous obliger, mais, dans les faits, on ne se gêne pas. Et si vous mouftez, on vous met en chambre d’isolement. Nous sommes en droit de parler de barbarie hospitalière dans la psychiatrie publique.
Je trouve inadmissible le raisonnement postulant : “On manque de personnel, donc on maltraite.” Le CRPA a soutenu à leurs débuts les protestations du personnel soignant sur les conditions de travail. C’était le cas pour les soignants grévistes de l’hôpital du Rouvray5, en Seine-Maritime. Finalement, ils ont obtenu 30 postes supplémentaires, dont 20 en UHSA [Unité hospitalière spécialement aménagée]. Autrement dit, ils se sont battus pour obtenir un hôpital psychiatrique prison ! Nous ne soutenons pas ceux qui revendiquent davantage d’enfermement. En novembre dernier, la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté a rendu un rapport alarmant6 concernant ce même hôpital ! Elle dénonce une “violation grave du droit des patients” et une “atteinte à la dignité humaine”. »
Vous venez d’évoquer la contrainte aux soins. Au-delà de l’enfermement en tant que tel, vous vous battez aussi énormément sur ce sujet-là…
« Depuis les années 1970, le mouvement antipsychiatrique proteste contre l’asile et ses murs, mais beaucoup moins contre les médicaments et la contrainte aux soins. Sur cette question, la réponse à la QPC que nous avons soulevée en 2012 contre la loi du 5 juillet 2011 est intéressante. D’abord, elle invalide le régime dérogatoire voulu par le pouvoir sarkozyste à l’endroit des personnes internées en unités pour malades difficiles et des pénaux irresponsables7. Ensuite, elle pose un sérieux problème sur la contrainte aux soins.
Car littéralement, le Conseil constitutionnel dit que la contrainte aux soins est exempte de toute contrainte. C’est difficile à comprendre… Disons que vous sortez de l’hôpital sous contrainte aux soins : vous devez suivre un programme de soins avec lequel vous êtes censé être en accord. Sauf que si vous n’obtempérez pas à la prise de traitement et aux rendez-vous ayant trait aux prescriptions, vous êtes réinterné. Alors, y a-t-il contrainte ou non ? Le Conseil constitutionnel a tranché : on ne peut pas contraindre la personne aux soins dans le cadre d’un programme de soins. Si on veut contraindre cette personne aux soins, on doit la réinterner et rouvrir la procédure qui mène au contrôle de cette réintégration par le juge des libertés et de la détention. »
La contrainte aux soins en ambulatoire, à l’extérieur de l’hôpital, n’est donc pas inscrite dans la loi ?
« Pas tout à fait, mais cela revient au même : à l’heure actuelle, des gens sont perpétuellement sous contrainte aux soins en ambulatoire, car ils vivent sous la menace d’un réinternement. Nous qui avons connu les internements des années 1980-1990, nous étions dans les faits le laboratoire de cette contrainte aux soins. J’ai été interné à la fin des années 1980, on m’a dit que j’étais sous contrainte aux soins, alors que légalement elle n’existait pas. C’est l’essence même de la psychiatrie, depuis l’ouverture des hôpitaux psychiatriques dans les années 1970, d’avoir mis en œuvre puis légalisé la contrainte aux soins en matière psychiatrique. »
C’est-à-dire ?
« On pratique, puis on légalise les pratiques. Le 30 juin 1838, sous Louis-Philippe, est promulguée la loi sur “l’enfermement des aliénés” qui est restée pratiquement inchangée jusqu’en 1990. On a mis en place des sorties d’essai [le patient, hospitalisé sous contrainte, peut quitter l’hôpital et vivre chez lui avec un suivi] dès la circulaire de 1957, mais ce n’était qu’une circulaire. Les sorties d’essai ont été légalisées par la loi du 27 juin 1990. Quant à la contrainte aux soins en ambulatoire, elle a été développée avec une circulaire de 1937, pendant le Front populaire. Cette circulaire a posé le principe du dispensaire d’hygiène mental ainsi que du service libre, à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris. Ces dispositifs ont été généralisés à partir des années 1970. »
Un décret de mai 2019 a autorisé le croisement de deux fichiers informatiques, l’un concernant les personnes subissant des soins psychiatriques sans consentement, l’autre le terrorisme. Qu’en pensez-vous ?
« On se bat contre ! Déjà, on était contre la création en 2018 de ce fichier, nommé Hopsyweb, mais le Conseil d’État ne nous a pas suivis. Et là, on se bat contre le croisement de ce fichier avec celui sur le terrorisme. Ce contentieux est à l’instruction, on attend une date d’audience devant le Conseil d’État. Par contre, l’avantage est que cette lutte a permis une coalition des corporations du champ psychiatrique. Même l’Unafam s’y est mise…
La France est un pays qui flirte souvent avec le régime autoritaire, si bien qu’il faut des conflits extrêmement durs et prolongés pour affirmer et créer des droits. Je suis évidemment partisan des luttes, pour ne pas subir une vie de déchéance et d’indignité. »
Est-ce que la multiplication de réseaux alternatifs, d’entraide, vous donne espoir ?
« J’étais très enthousiasmé par les GEM, les groupes d’entraide mutuelle. J’en ai fréquenté en tant qu’ancien patient. Mais en France, les mouvements d’usagers en santé mentale sont très institutionnels. Le système reste pour le moins paternaliste. Et certains GEM sont purement et simplement le prolongement des institutions psychiatriques, avec les “bons malades” de service, et les autres. De la même façon, les médiateurs de santé pairs [c’est-à-dire eux-mêmes (ex)-psychiatrisés] peuvent être des auxiliaires de la répression psychiatrique. »
1 Groupe formé en 1972, proche de la mouvance anarcho-maoïste de l’époque. Comparable, dans le champ de la psychiatrie au Groupe d’information sur la prison, créé autour de Michel Foucault.
2 Ces professionnels se sont réunis en décembre 2008 autour d’un appel « contre la nuit sécuritaire ».
3 Sociologue et chef de file historique du GIA jusqu’à son décès en 2007. Il est l’auteur des Dossiers noirs de l’internement psychiatrique (Fayard, 1989).
4 Dans l’article « Psychiatrie : le casse-tête de la nouvelle loi » (Le Monde, 01/08/2011), on lit que le personnel soignant craignait alors de ne pas pouvoir faire face à la demande en paperasse générée par cette nouvelle procédure. Côté judiciaire, on s’inquiétait également – d’une charge de travail supplémentaire, dans un contexte de manque d’effectif.
5 Dix-sept jours de grève de la faim et une grève illimitée de près de trois mois au printemps 2018.
6 « Recommandations en urgence relatives au centre hospitalier du Rouvray à Sotteville-lès-Rouen (Seine-Maritime) », Le Journal officiel (26/11/2019).
7 Le Conseil constitutionnel a imposé au législateur d’apporter des garanties à ces personnes face à « l’arbitraire de l’administration » (communiqué du CRPA du 23/04/2012).
Cet article a été publié dans
CQFD n°184 (février 2020)
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Paru dans CQFD n°184 (février 2020)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Gwen Tomahawk
Mis en ligne le 08.02.2020
Dans CQFD n°184 (février 2020)
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