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Chronique ta clinique

« Vous vous démerdez »


paru dans CQFD n°184 (février 2020), rubrique , par Pierre Souchon, illustré par
mis en ligne le 28/02/2020 - commentaires

L’ami Pierre Souchon, journaliste d’élite (notamment au Monde Diplo), est bipolaire. Une maladie qui a plusieurs fois transformé sa vie en montagnes russes. Il l’a raconté dans un livre poignant, Encore vivant, publié en 2017  [1]. Il y revient ici, en insistant sur son dernier séjour en clinique psychiatrique et le comportement méprisant de certains soignants.

Par Jean-Michel Bertoyas {JPEG}

« Excusez-moi  ? »

L’infirmier de nuit cesse de manger ses maquereaux pour me regarder de travers.

« Je me suis perdu plusieurs fois dans les couloirs, je voudrais aller dans le parc…

Y a un ascenseur, vous vous démerdez.

Merci. Bonne soirée. »

Je me démerde tellement bien, l’été dernier, dans cette clinique psychiatrique où je viens d’échouer, que je me paume de nouveau pendant un quart d’heure dans des corridors démentiels. Je trouve enfin la voie jusqu’à ma clope du soir sous les grands arbres. « Julien », il s’appelle, je l’ai lu sur sa blouse. Mon Juju. Mon Julien. Mon Julounet. J’expire des grands coups de fumée par tout mon nez, et je sais de longue expérience, ma vieille fréquentation bipolaire des asiles me le certifie, qu’avec le Jujunet, ça va être très compliqué. Je me démerde ? Dis donc ducon, c’est insurmontable, de parler correctement aux gens ? C’est ton métier, non ? Tu fais quoi, là, dans ta putain d’infirmerie, à part bosser pour nous ? Pour nous répondre ? Nous écouter et nous entendre ? Pour nous soigner ?

Si encore, si au moins. Si conformément au temps de mes ancestrales splendeurs délirantes, j’avais pénétré comme une fusée dans ton antre, en te fusillant de menaces, d’imprécations et de quelques visions, j’aurais compris que tu m’envoies me démerder. Mais là Juju, c’est un gentil, c’est un tout doux, c’est un mignon, c’est un toutou qui vient juste d’arriver, qui veut aller fumer, et qui te le demande en mouchant son nez.

***

Et cette bande de connasses.

Elles me reviennent d’un fameux néant, Julien, sous mon chêne nocturne, tes sœurs de mépris.

C’était il y a dix ans. Hospitalisé alors pour la troisième fois, sous contrainte. Phase maniaque, délirante, tout ce qu’on voudra – elle s’achevait lentement au terme d’un mois d’internement. Un matin, je sors prendre l’air. Cinq infirmières fument une clope à côté d’un laurier. Elles portent toutes un brassard « Gréviste ». Je m’approche, intéressé et heureux : « Vous êtes en grève  ?

– Oui oui c’est ça.

– Vous…

– Oui oui. »

Elles me tournent le dos, ostensiblement. Moins de deux mois auparavant, je faisais des reportages sur ladite mobilisation. J’étais dans les rues, aussi, je militais.

« Oui oui c’est ça. »

« Vous vous démerdez. »

Voilà notre parole : stigmatisée. Jusqu’à la plus nue, la plus innocente d’entre elles, celle qui demande de l’aide, du réconfort, un café, celle qui veut s’informer : elle n’est jamais rien d’autre qu’un symptôme. Par conséquent, elle fait chier. Et elle est en permanence disqualifiée. C’est une terrible violence, ajoutée à celle qui veut qu’on est souvent enfermé là sans son consentement. Il faut alors une terrible patience, pour s’obliger à entrevoir la lumière des soins dans cette longue nuit.

***

Julien m’y a aidé, cet été.

Son mépris allait croissant, pendant une semaine. Il était très net que ses maquereaux l’intéressaient plus que ma bipolarité. Il se bourrait fabuleusement de sardines, aussi, directement dans la boîte. Je m’accrochais à la lumière des soins, aux conditions de travail dans la clinique, rudes, aux suppressions de postes dans la santé, à ses difficultés familiales éventuelles, etc. Par une sorte de souci que je voulais à la fois sociologique et politique, c’est vrai, mais essentiellement pour éviter de l’étrangler.

Puis un soir, Julien a ouvert sa porte extrêmement guilleret : « Entrez, entrez, M. Souchon, je vous en prie, je vais vous donner vos cachets  ! »

Il était très enjoué.

« Dites-moi, j’ai lu dans votre dossier que vous étiez journaliste, alors je suis allé voir sur Google... »

***

Julien s’est mis précisément à sauter dans son infirmerie nocturne et vitrée : « Mais c’est super, ce que vous faites  ! J’ai regardé vos interventions à la télé, à la radio… Vous vous exprimez très bien, il y a un vrai fond, et une sacrée prestance  ! Et puis vous travaillez pour des journaux prestigieux, j’ai même vu que vous alliez à l’étranger… J’ai commandé votre livre, il a eu des prix, si j’ai bien compris ? »

J’ai bafouillé des imbécillités sans aucun vrai fond et dénuées de toute sacrée prestance à propos de mes activités que Julien trouvait décidément mirobolantes.

Puis ce fut la torture.

La vraie.

Tous les soirs, je n’avais plus du tout à me démerder. J’étais l’oracle de l’infirmerie, le Confucius du cachet. Sur tout, j’étais consulté : politique intérieure, géopolitique européenne, rapports de force internationaux, Histoire, journalisme et littérature. J’avais beau protester que ma spécialité c’était l’Ardèche, surtout celle du sud, car l’Ardèche du nord je connaissais nettement moins, rien n’y faisait : Julien sautillait de déclarations de politique générale en lois économiques, que je connaissais selon lui toutes intimement et de longue date. Sur la fin, il m’a offert des livres. Il me les a dédicacés. Et le dernier soir, il m’a préparé un au revoir particulièrement osé : il m’a serré la main très longuement, ce qu’il ne faisait jamais, en m’appelant « Pierre » très fort, les yeux dans les yeux.

C’était un choc : j’avais un prénom.

Pour lui, surtout, car moi, même absolument farci de chimie, je m’en souvenais un peu.

Alors tu vois, mon Julien, tu m’as vachement aidé.

***

Que ça soit clair : tu ne m’as jamais soigné. Jamais, pas un seul instant. Comme tes copines grévistes contre la politique de Sarkozy. Et si je ne vous ai pas foutu sur la gueule, si ce miracle a eu lieu, c’est que les laboratoires pharmaceutiques vous ont protégés.

Mais tu m’as permis de comprendre.

Car tu es passé subitement de l’hostilité absolue à la sympathie la plus exorbitante lorsque tu t’es rendu compte que derrière mon cas clinique, se cachait quelqu’un. En l’occurrence, qui racontait des conneries à la radio et dans les journaux. Il aurait fallu que j’aie la surhumaine patience de t’expliquer que c’était le cas pour chacun d’entre nous. Que tout le monde, dans cette putain de clinique, n’était pas journaleux. Mais que chacun, ici, avait une vie extraordinaire, des expériences, des envies et des luttes, des espérances, qui méritaient qu’on le prenne pour un oracle, qu’on le considère, et qu’on fraternise.

Et puis tu vois, mon Julien, je hais les discours monolithiques sur la psychiatrie, machine à broyer, etc., car elle m’a sauvé, et tant d’autres de mes camarades avec moi.

Ainsi, tu m’as encouragé : qui ? Qui m’a soigné, au fond, en fraternité ?

Alors, j’ai vu dans ma mémoire se dresser deux toubibs. Deux seulement, en vingt ans. Un mec et une nana.

Pourquoi je les aimais ? Pourquoi je les aime à ce point-là ? Qu’est-ce que j’aime, au sens affectif, sentimental du terme, chez ces gens qui m’ont enfermé, qui m’ont fait attacher, piquer, trébucher sous les charges médicamenteuses ?

***

Je me souviens.

Je me souviens de ces consultations à rallonge, une heure, deux heures, où je dé verrouillais très sévèrement. Ou pas du tout. Ou alors juste un peu. Je les revois, pas à pas, à millimètre compté, progresser, m’accompagner, m’écouter, relevant tout, s’intéressant partout – votre sœur ? La Tunisie ? Combien d’insomnies ? Pourquoi Lénine ? Avec les Gilets jaunes ? Quelle angoisse ? –, des chasseurs, des traqueurs, des pisteurs. Obsédés par ma vie, mes tressaillements, mes intérêts, mes humeurs, mes colères. Rentrant en moi, m’épousant, riant, s’égarant, revenant au sujet.

Le sujet, M. Souchon.

Le sujet qui nous occupe, c’est que vous êtes malade. Maintenant, voilà ce qu’on va faire.

Alors, ils dessinaient le chemin. Dans cette salle de consultation, nous étions toujours trois : le médecin, moi – et la maladie. Ils disaient : nous faisons face à cette saloperie qui va vous tuer. À ce troisième élément dans la pièce. Et ne vous inquiétez pas, M. Souchon : on va se la faire, on va se la cogner, ensemble. Et ne vous inquiétez pas : on va y arriver. On va l’exploser.

Et on l’a fait.

***

Il paraît que Freud appelait ça « l’alliance thérapeutique ». Le concept a fleuri, depuis.

Au-delà des théories psychanalytiques, lorsqu’on travaille avec ces rares praticiens, on marche en terre d’égalité. Pas celle des suffisantes boîtes à sardines, ni celle des fumeuses embusquées dans les lauriers. Celle qui abandonne l’exploit de juger. Celle qui ne réduit pas au symptôme, mais l’isole et l’inscrit dans une totalité dont elle prend soin. Celle qui soigne fraternellement, car elle se reconnaît dans notre humanité brisée.

Aucun manuel n’existe pour l’enseigner.

Cela dit, c’est vrai qu’appeler quelqu’un par son prénom, c’est très compliqué…

[/Pierre Souchon/]


Notes


[1Aux éditions du Rouergue. Voir aussi l’entretien qu’il avait accordé à CQFD en septembre 2017 (n° 157), « J’aurais aimé en gagner autrement, de l’humanité », disponible en ligne.



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