À Chypre aussi…
Explosion de la dette
Un petit programme d’austérité se mitonnait déjà dans les bureaux du ministère de l’Économie chypriote quand, le 11 juillet dernier, une énorme explosion, qu’on entendit jusqu’à vingt kilomètres à la ronde, a ébranlé le sud de l’île. Elle provenait de la base navale militaire Evangelos Florakis, près de la ville de Mari. Depuis le 13 février 2009, rien moins que quatre-vingt-dix-huit conteneurs d’armement y étaient stockés, exposés aux intempéries et à la chaleur – jusqu’à 42ºC l’été. Des chefs de l’armée avaient bien averti qu’un des conteneurs, rempli de poudre à canon, s’était déformé et laissait échapper des gaz, mais sans ébranler quiconque jusqu’à ce qu’un incendie se déclare ce 11 juillet, à quatre heures du matin. Hors contrôle, le feu fera exploser l’arsenal deux heures plus tard, tuant treize personnes parmi les pompiers et le personnel militaire et blessant soixante autres. Les portes et fenêtres des villages voisins ont volé en éclats et, au lever du jour, des débris métalliques jonchaient l’autoroute toute proche. Mais parmi les dégâts matériels, on déplore surtout ceux dont a souffert la centrale thermique qui fournit 60 % de l’énergie électrique de la partie grecque de l’île. Voisine de la base navale, elle a été presque entièrement détruite par la déflagration.
Autant dire que l’été a été chaud pour les Chypriotes. Il a d’abord fallu réduire drastiquement la consommation d’électricité, avec des coupures à répétition. Et, par effet domino, arrêter les usines de désalinisation d’eau de mer, donnant lieu à des coupures d’eau. Au sein du gouvernement, quelques têtes sont tombées et des manifestations se sont succédé devant le palais présidentiel. Le 18 juillet, une fois établie l’ardoise du sinistre – près d’un milliard d’euros sur un PIB de 17,4 – le directeur de la Banque centrale de Chypre écrit au président Demetris Christofias que, compte tenu des « derniers événements » et « pour éviter le pire, y compris l’admission au sein d’un mécanisme de soutien [...], de nouvelles mesures drastiques doivent être prises immédiatement »1. Dès le 22 juillet, le gouvernement et l’opposition s’accordent sur un plan d’austérité incluant une réduction des dépenses publiques et la privatisation de la Bourse de Nicosie2. Mais rien n’y fait, le 27, l’impitoyable Moody’s baisse la note de Chypre de « moyenne » à « moyenne inférieure », arguant que les inquiétudes quant à sa situation budgétaire se voyaient amplifiées par l’explosion3. Le lendemain, le gouvernement démissionne en bloc et, en cadeau, c’est au tour de Standard & Poor’s de dégrader la dette souveraine de Chypre le surlendemain. Le nouveau gouvernement, nommé le 5 août, supplie alors les syndicats du secteur public de se plier au programme d’austérité et augmente illico la TVA. Cela n’empêchera pas de mendier quelques millions à l’extérieur, sauf que, au vu des magnifiques résultats de l’aide européenne en Grèce, le gouvernement chypriote préférera sans doute solliciter la Russie de Poutine qui, au moins publiquement, n’exige « que » le paiement des intérêts… Le 10 août, l’agence Fitch rattrape son retard et plombe elle aussi la note de l’île. Tétanisée par une crainte quasi religieuse, la population attend depuis avec fatalisme les premiers effets concrets de l’austérité.
Mais d’où venaient ces conteneurs d’armement ? Des méandres et autres sphères opaques de la géopolitique mondiale. Le 13 février 2009, ils étaient déchargés du Monchegorsk, bateau russe battant pavillon chypriote, en provenance d’Iran et se dirigeant vers la Syrie. Prises en flagrant délit de rupture de l’embargo imposé à l’Iran en matière d’exportation d’armes – délit constaté par une inspection de l’armée américaine en mer Rouge –, les autorités chypriotes sont sommées de retenir le cargo au port de Limassos et d’en saisir la cargaison. Mais tout en obtempérant aux diktats des États-Unis et de l’ONU, le président Christofias s’arrange pour ne pas trop froisser l’Iran et la Syrie. Il place l’arsenal sous surveillance de la Garde nationale à l’intérieur de la base militaire, tout en assurant Damas et Téhéran que personne n’y touchera. Les offres de prise en charge par des pays tiers sont rejetées, y compris celle de l’ONU. L’arsenal n’est ni détruit, ni vendu, ni inspecté. Il croupit sur place pendant deux ans4, jusqu’au jour où…
Et, résultat de ces finesses diplomatiques, autant que du capitalisme financiarisé, c’est encore une fois le plus grand nombre qui va se prendre les conséquences de pareille incurie en pleine poire.
4 Ces détails ont été révélés par l’investigation du juge indépendant Polys Polyviou, qui mérite bien cet adjectif. Proche du parti au pouvoir, il conclut dans son rapport de 600 pages à une responsabilité politique et personnelle du président lui-même.
Cet article a été publié dans
CQFD n°93 (octobre 2011)
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Paru dans CQFD n°93 (octobre 2011)
Par
Illustré par Berth
Mis en ligne le 29.11.2011
Dans CQFD n°93 (octobre 2011)
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