Paradis perdu ?

Exarchia sans les condés

« Vivre sans police ? […] C’est bien beau mais comment ? […] Et pourquoi ? Tout le monde trouve-il vraiment la police superflue ? ». Voilà quelques-unes des interrogations qui traversent Vivre sans police (Agone, octobre 2025), de l’ami Victor Collet, consacré aux lendemains des émeutes de décembre 2008 à Athènes. Pour focale, le mythique quartier d’Exarchia niché au cœur de la capitale, qui a un temps résisté à l’invasion policière.

6 décembre 2008, Athènes brûle. Pour étincelle, l’assassinat par un policier d’Alexandros Grigoropoulos, 15 ans. Les jours suivants, l’ardeur émeutière ne faiblit pas, avec pour épicentre le quartier athénien d’Exarchia, déjà auréolé d’une tradition de résistance – à la dictature puis au néolibéralisme vampire. La décennie qui suit s’inscrit pleinement dans cet héritage, Exarchia expérimentant un quotidien quasiment exempt de gent policière. Formidable ? Bien sûr. Mais cela ne va pas sans heurts, tant « le mythe n’a rien du long fleuve tranquille », écrit Victor Collet, qui ausculte l’évolution d’un quartier où l’auto-organisation devient centrale. Ayant résidé sur place à de multiples reprises, de 2014 à 2021, il offre le récit vivant d’une expérience où le slogan « Batsi ! Ghourounia ! Dolofoni ! » [« Flics ! Porcs ! Assassins ! »] se double d’une concrétisation pleine d’enseignements.

6 décembre : l’étincelle

« Le 6 décembre et ses suites ont souvent été comparés à la lutte des Gilets jaunes. J’y vois plutôt une ressemblance avec les émeutes de banlieue, comme celles de 2024 après la mort de Nahel. Dans les deux cas, ça part d’un meurtre policier. Et on retrouve ici et là-bas une conflictualité très marquée dès le départ, alors que l’éruption est totalement inattendue.

Exarchia est un refuge, un îlot de tranquillité

À Athènes, les flics se pensaient tout puissant, d’où les circonstances de ce meurtre policier : Alexis a été tué de sang-froid dans un quartier très politisé, au beau milieu d’une rue prisée par la jeunesse radicale. Le mouvement anar est alors beaucoup plus conflictuel qu’ailleurs en Europe. Rappelons que la démocratie grecque est très jeune, le régime des colonels étant tombé en 1973-1974. Le mouvement antiautoritaire se développe donc tardivement, auprès de jeunes qui pour beaucoup ont eu des parents communistes et/ou exilés par un régime soutenu par la police. Il n’a pas eu le temps d’être adouci par des compromis avec les institutions ou des vagues de répression. De plus, l’explosion se déroule dans un pays où l’État est alors affaibli et en pleine course en avant néolibérale.

Point important : ce n’est pas un mouvement coupé du reste du pays. Les secousses du 6 décembre 2008 se communiquent à toutes les grandes villes. Idem pour Athènes : si Exarchia fait office de lieu emblématique, beaucoup de quartiers sont en lutte. D’autant que l’antagonisme envers l’État est déjà présent partout. En cette période de délitement économique, attisé par la crise des subprimes, beaucoup ont dû faire sans lui. L’auto-organisation est une réponse à cette absence. Basiquement : nous contre la police et l’État. »

Urbanisme favorable

« En 2008, Athènes a un côté motor city, avec une pollution sonore omniprésente et des périphéries désindustrialisées. Délaissé par les plans d’urbanisme, Exarchia est donc un refuge, un îlot de tranquillité à dix minutes à pied du Parlement. Cela s’accompagne d’une multiplicité de lieux squattés, pour la plupart ouverts sur l’extérieur et n’accueillant pas que des militants : beaucoup d’exilés et de familles y sont installés.

Par ailleurs, l’urbanisme du quartier est propice à la lutte urbaine, avec des petites ruelles et des intersections très rapprochées. Parfait pour se replier quand ça chauffe. En 2017, j’ai assisté à une manifestation mêlant antifas et queers contre Aube dorée1. Quand les mats (les CRS locaux) ont chargé, tout le monde s’est replié sur Exarchia, avec quelques camarades postés à l’entrée du quartier des Molotov à la main. Une situation permise notamment par le refus de la logique sécuritaire et des caméras de surveillance. Celles installées dans le quartier à l’occasion des JO d’Athènes en 2004 n’ont pas tardé à être explosées. »

Police en retrait

« Au fil du temps, Exarchia est globalement déserté pas la police. Les flics savent que le niveau d’antagonisme sera élevé s’ils s’y aventurent en masse. Ils restent donc en retrait, sauf pour quelques incursions ciblées. D’autant qu’ils redoutent une extension hors d’Exarchia de cette conflictualité exacerbée.

Deux militants du parti néonazi sont abattus en pleine rue. Le message est clair : cela peut tomber sur n’importe qui

Et si beaucoup craignaient le chaos, la vie sans police est tout le contraire d’un bordel permanent. Quand je m’y rends pour la première fois en 2014, je suis d’abord étonné par le calme ambiant. En dehors des événements symboliques comme les manifs annuelles du 6 décembre, l’atmosphère est plutôt bon enfant.

Il y a par contre divers points de tension, à commencer par la lutte contre Aube dorée. Alors que les ratonnades racistes ou politiques se multiplient au début des années 2010, la contre-attaque ne tarde pas. Elle culmine quand le rappeur antifa Pávlos Fýssas est abattu en 2013. Cela déclenche des manifestations de plusieurs milliers de personnes. Dans la foulée, deux militants du parti néonazi sont abattus en pleine rue. Le message est clair : cela peut tomber sur n’importe qui. Et les militants d’Aube dorée finissent par raser les murs. Il y a clairement un gouffre avec ce qui s’est passé quand Clément Méric a été tué par des fascistes. En France, l’État a fait en sorte que la colère soit très encadrée. Alors qu’en Grèce, le double assassinat a été revendiqué sans qu’il y ait la moindre arrestation. Là aussi, cela se doublait d’une lutte contre la police, qui avait souvent pris le parti d’Aube dorée dans les affrontements de rue.

Suite à ça est arrivé un autre ennemi : la mafia et ses dealers, devenus omniprésents à Exarchia à partir de 2016. En réponse, des groupes d’autodéfense ont commencé à patrouiller dans les rues. Face à la démission étatique, l’autogestion s’est imposée. Cela n’a rien d’anodin, comme je l’écris dans le livre : “[C’est] l’une des rares preuves en actes de la possibilité concrète de se passer de l’État, de la police, et de renverser l’idée dominante de leur nécessité.” Par contre, c’est rapidement devenu hors de contrôle, avec la présence accrue de commerçants, de hooligans ou d’experts en sécurité autoproclamés. Une situation complexe, qui a provoqué l’atomisation de nombreux groupes militants. Certains étaient dégoûtés par la militarisation affichée et l’exhibition des armes à feu. Autre reproche adressé aux manifestants anti-dealers : leur tendance à vouloir pacifier le quartier jusque dans les actions politiques des tenants de l’insurrection permanente, avec une forme de lissage du radicalisme. »

Le crépuscule d’Exarchia

« Est-ce que l’histoire du quartier est celle d’une défaite ? Oui si l’on se focalise sur la situation actuelle. Il y a par contre eu un cumul d’expériences assez bluffant. Si on prend la question de la solidarité avec les exilés, ça a pris des proportions impressionnantes, avec l’accueil de milliers de personnes. Idem pour l’occupation de lieux : il y en avait entre 50 et 60 en 2019, avant la vague d’expulsions. Ça a été une longue décennie de luttes instructives. Jusqu’à ce que le capitalisme reprenne la main, notamment via l’explosion du tourisme et d’Airbnb. Dans le même temps, la police s’est modernisée : en 2008, ils étaient complètement dépassés par la conflictualité des manifestants, en chemisettes et armés de gazeuses. Aujourd’hui, ce sont des Robocops.

Dernier point qui a précipité le délitement de l’expérience : la folklorisation de la lutte. Il y a très vite eu une forme de riot-porn qui a attiré des gens de toute l’Europe.

Des commerçants ont commencé à vendre des t-shirts ACAB et les hipsters fans de street-art ont déboulé en masse.

Il faut dire que c’était plus vendeur qu’une zone humide paumée où tu te cailles. Le quartier est devenu aussi bien symbole de rébellion que d’atmosphère authentique en plein centre-ville. Ça a eu des effets délétères, dont l’invasion de touristes. Des commerçants ont commencé à vendre des t-shirts ACAB et les hipsters fans de street-art ont déboulé en masse. La gentrification a logiquement accompagné ces transformations, avec une hausse du prix du logement. Une évolution similaire en certains points à celle observée à Marseille, passée de ville qui fait peur à attraction pour touristes.

Lors de mon dernier séjour en 2021, juste après la crise Covid, je n’ai plus retrouvé le parfum de liberté que j’associais au quartier. Ce qui m’avait tant plu dans ces rues avait disparu, d’autant qu’il y régnait désormais une omniprésence policière. Il reste pourtant des lieux occupés et une solidarité active, par exemple envers les exilés. Comme beaucoup le disent là-bas : la lutte ne meurt jamais. Mais la vie sans police n’est pour l’instant plus d’actualité. »

Propos recueillis par Émilien Bernard

Cet article fantastique est fini. On espère qu’il vous a plu.

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1 Aube dorée est un parti politique grec néonazi.

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CQFD n°246 (novembre 2025)

Ce numéro de novembre s’attaque de front à la montée de l’extrême droite et à ses multiples offensives dans le milieu associatif et culturelle. On enquête sur les manœuvres des milliardaires réactionnaires, l’entrisme dans la culture et les assauts contre les assos dans le dossier central. Hors-dossier, on vous parle des les alliances nauséabondes entre hooligans, criminels et pouvoir en Serbie, on prend des nouvelles des luttes, de Bruxelles aux États-Unis, en faisant un détour par Exarchia et par la Fada Pride qui renaît à Marseille. Et pendant qu’on documente la bagarre, le Chien rouge tire la langue : nos caisses sont vides. On lance donc une grande campagne de dons. Objectif : 30 000 euros, pour continuer à enquêter, raconter, aboyer. CQFD compte sur vous !

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Paru dans CQFD n°246 (novembre 2025)
Dans la rubrique Bouquin

Par Émilien Bernard
Illustré par Triton

Mis en ligne le 22.11.2025