Reconquête culturelle
De l’art et des cochons
« Il était temps de mettre un coup d’arrêt aux dérives communautaires du maire de Marseille […] Nous avons, nous aussi, nos traditions et nos racines chrétiennes. Il était temps de les faire respecter. » Face à la caméra de CNews, Stéphane Ravier, sénateur (ex-RN et Reconquête) des Bouches-du-Rhône, exulte : le docu-fiction prosélyte Sacré Cœur, promu par les chaînes du groupe Bolloré, sera projeté au château de la Buzine, à Marseille. La municipalité, qui s’était opposée à sa diffusion au nom du principe de laïcité et au grand dam de la droite locale, y a été contrainte le 25 octobre dernier par le tribunal administratif. Pourtant, c’est au nom de cette même laïcité que le président de Région, Renaud Muselier (Renaissance, ex-LR), avait fait voter en catimini la charte « Trajectoire Valeurs » en avril dernier, comprenant le « renforcement du contrôle des subventions régionales dans les domaines du sport et de la culture, pour prévenir toute dérive séparatiste ou atteinte à la laïcité ».
Partout en France, les fanges réactionnaires instrumentalisent les droits de l’homme et du citoyen pour mener leur guérilla culturelle et idéologique
Inspirée par une motion du RN, celle-ci se résume ainsi : « Vision, Autorité, Liberté, Europe, Respect, Souveraineté ». Des mots clefs qui ne sont pas sans rappeler ceux derrière le projet Périclès du milliardaire ultra-conservateur Pierre-Edouard Stérin : Patriotes, Enracinés, Résistants, Identitaires, Chrétiens, Libéraux, Européens, Souverainistes.
Sous ses airs de comédie de boulevard, l’anecdote n’est pas un cas isolé. Partout en France, les fanges réactionnaires instrumentalisent les droits de l’homme et du citoyen pour mener leur guérilla culturelle et idéologique. En mai dernier, c’est Laurent Wauquiez (LR) qui suspend toutes les aides de sa région à l’Université Lyon 2 sous prétexte de « dérives islamo-gauchistes » et arrose dans le même temps de 450 000 euros le spectacle à la gloire du roman national Raconte-moi la France. L’année précédente, c’est le coup d’éclat de la collectionneuse Sandra Hegedüs qui démissionne du conseil d’administration de l’association des Amis du Palais de Tokyo, fustigeant le « wokisme pro-palestinien » du centre d’art. Des attaques auxquelles s’ajoutent nombre de concerts et spectacles annulés sous pression de groupes identitaires et catholiques. Ceux-ci vont même jusqu’à cyberharceler les artistes racisé·es comme Rébecca Chaillon ou, à l’instar du groupuscule Sword of Salomon (« l’Épée de Salomon »), menacer de mort un artiste gazaoui accueilli à l’école supérieure des Beaux-arts d’Aix-en-Provence, dans le cadre du Programme national d’accueil en urgence des scientifiques et des artistes en exil, sans que cela n’émeuve les pouvoirs publics. Au pays de l’exception culturelle, les politiques dézinguent le budget de la culture – celui de la région PACA a baissé de 7,7 % par rapport à 2024 –, tandis que l’empire médiatico-éditorial de Bolloré se charge de donner une légitimité intellectuelle aux thèses du grand remplacement et de la déculturation.
Face à la violence brute des réseaux de l’extrême droite, une simple charte « républicaine » paraît inoffensive. D’ailleurs, Trajectoire Valeurs aurait provoqué peu de remous si elle n’avait pas servi à cibler d’emblée l’école Kourtrajmé de Marseille en mettant fin à la subvention régionale de 75 000 euros.
Nombre d’intermittent·es isolé·es se sont vu·es renvoyer ou refuser leurs demandes de subvention car les dossiers étaient écrits en écriture inclusive
Depuis 2018, à l’initiative du réalisateur primé Ladj Ly, l’association offre des formations aux métiers du cinéma à destination d’un public éloigné du sérail, dans un but d’insertion sociale et de lutte contre les inégalités. « On a reçu un communiqué de presse qui disait qu’on était wokistes et islamistes », témoigne Marie Antonelle Joubert au micro des « Pieds sur Terre » sur France Culture. La directrice de l’école marseillaise apprend la décision suite à une séance du conseil régional qui « a commencé avec un hommage à Jean-Marie Le Pen ». Elle n’a jamais obtenu de rendez-vous avec Renaud Muselier.
Kourtrajmé n’est qu’un arbre qui cache la forêt. Nombre d’intermittent·es isolé·es se sont, comme elle, vu·es renvoyer ou refuser leurs demandes de subvention car les dossiers étaient écrits en écriture inclusive – interdite par la charte Trajectoire Valeurs – indice d’un dangereux « islamogauchisme ». Les demandes d’aides d’autres collectifs comme Les Têtes de l’art ont tout simplement été écartées : leur site internet était en inclusif. « Sur le fond, votre plan “Valeurs” est un marqueur politique, dicté par le Rassemblement national, et ne répond pas aux véritables défis de la langue française, comme l’appauvrissement du vocabulaire ou la polarisation de la pensée, réagit le directeur Sam Khebizi dans une vidéo publiée sur leur site. Cette décision pénalise non seulement notre association, mais aussi les centaines d’artistes et d’opérateurs culturels que nous accompagnons […] En validant la démarche du Rassemblement national, vous prenez le risque de fragiliser l’ensemble du tissu associatif et de rompre la confiance avec les partenaires engagés à vos côtés. »
Le chantage idéologique aux aides publiques pousse les acteur·ices du secteur culturel dans les griffes du privé. Kourtrajmé prévoit de se tourner vers Netflix. Les intermittent·es courent derrière les cachets et vont aux plus offrants. En PACA, c’est Rocher Mistral qui recrute à tour de bras. Ce parc à thème, construit sur le modèle du Puy du Fou du royaliste Philippe de Villiers, promeut la « Provence éternelle » (sic). Là-bas, « la Bible est plus importante que le code du travail », de l’aveu d’un ancien employé.
Le spectacle historique est désormais la chasse gardée de l’extrême droite
Et, bien que sous le coup de multiples procès, il reste applaudi et soutenu à hauteur de sept millions d’euros par la Région : dans le plus vieux château provençal, des spectacles contre-révolutionnaires rendent gloire à l’aristocratie blanche et catholique menacée par des hordes de péquenots incendiaires ou encore un éloge son et lumière à l’empereur Napoléon. Son propriétaire, Vianney d’Alençon, est par ailleurs à l’initiative du rachat de l’École supérieure de journalisme de Paris, aux côtés de Bolloré, Arnault, Saadé et Dassault, dont il est sacré directeur. Le spectacle historique est désormais la chasse gardée de l’extrême droite. Et pour cause, le directeur du château de Chambord vient d’annuler la création de l’historien Patrick Boucheron et du metteur en scène Mohamed El Khatib autour « des Renaissances » arguant ne pas vouloir être « l’otage d’un discours militant » – gauchiste donc.
Contrairement aux institutions culturelles, des syndicats et collectifs d’artistes ont dénoncé la purge aux accents trumpistes de la Région à l’ouverture du Printemps de l’Art Contemporain à Marseille. « Le directeur du Réseau PAC nous avait invités à venir lire un texte sur les coupes budgétaires. Le plan Trajectoire Valeurs était tombé juste avant, donc il fallait qu’on en parle, retrace l’artiste Emmanuel Simon, membre du Syndicat des Travailleur·euses Artistes Auteur·ices (STAA CNT-SO). Le directeur de la culture à la Région était là. Il y a eu des prises de paroles de la Mairie, de la DRAC, etc. Dans l’expo, il y avait une vidéo de Trump. Tout le monde s’enorgueillissait “Trump met des murs, nous on construit des ponts”. On a modifié au dernier moment notre texte, en disant que les élus pouvaient bien faire des blagues, ils faisaient la même chose que Trump. Le mec de la Région a fait son caca nerveux en direct. Il s’est retourné vers le directeur hyper énervé, en disant qu’il était pris au piège. Ça a été une première réaction, après on a lancé une tribune. » Ces collectifs ont bien compris que le nerf de la guerre reste économique. Appuyés par la commission culture du PCF à l’Assemblée et au Sénat, ceux-ci militent pour « la continuité de leurs revenus »1. « Une autre piste émerge, conclut Emmanuel Simon, une sécurité sociale de la culture, portée par Réseau salariat. Il s’agit de créer des enclaves communistes dans la société capitaliste pour ne plus dépendre des financements étatiques et privés – soit l’extrême droite. C’est utiliser démocratiquement la valeur de notre travail. » Autrement dit, la mutualisation : un véritable horizon politique qui a déjà fait ses preuves. Pour l’heure, la Région n’a pas répondu à nos sollicitations. Renaud Muselier s’est contenté d’avouer, dans la presse locale, « être allé trop loin » sur l’écriture inclusive et préfère désormaiscirconscrire cette interdiction aux documents adressés à la collectivité.
Cet article fantastique est fini. On espère qu’il vous a plu.
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1 Lire « Tribune : pour une continuité de revenus des artistes auteur·ices », sur le site du Syndicat des travallieur·euses artistes-auteur·ices CNT-SO (16/03/2024).
Cet article a été publié dans
CQFD n°246 (novembre 2025)
Ce numéro de novembre s’attaque de front à la montée de l’extrême droite et à ses multiples offensives dans le milieu associatif et culturelle. On enquête sur les manœuvres des milliardaires réactionnaires, l’entrisme dans la culture et les assauts contre les assos dans le dossier central. Hors-dossier, on vous parle des les alliances nauséabondes entre hooligans, criminels et pouvoir en Serbie, on prend des nouvelles des luttes, de Bruxelles aux États-Unis, en faisant un détour par Exarchia et par la Fada Pride qui renaît à Marseille. Et pendant qu’on documente la bagarre, le Chien rouge tire la langue : nos caisses sont vides. On lance donc une grande campagne de dons. Objectif : 30 000 euros, pour continuer à enquêter, raconter, aboyer. CQFD compte sur vous !
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Paru dans CQFD n°246 (novembre 2025)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Caroline Sury
Mis en ligne le 22.11.2025
Dans CQFD n°246 (novembre 2025)
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